IA et efficacité énergétique au Maroc : levier industriel ou défi ?

Un récent rapport de l’AIE dessine une feuille de route pour le Maroc : l’IA n’est pas qu’un outil de réduction des coûts énergétiques, mais un levier de transformation structurelle de son industrie. Cependant, sans investissements massifs dans la digitalisation, les compétences et les infrastructures, le pays risque de rester à la traîne. Pour le Maroc, l’heure est à la collaboration entre secteurs public et privé – sous peine de voir la révolution IA accentuer, plutôt que résorber, les fractures industrielles existantes. Détails.
Le rapport spécial de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sur l’intersection entre énergie et intelligence artificielle (IA) souligne un paradoxe clé : si l’IA est un gouffre énergétique croissant, elle offre aussi des solutions inédites pour optimiser la consommation des industries.
Le rapport met en lumière le potentiel de l’IA pour réduire la demande énergétique industrielle, notamment dans les pays émergents comme le Maroc. Pour un pays confronté à une pression énergétique croissante et à des défis de compétitivité industrielle, ces conclusions sont à la fois une opportunité et un avertissement.
Contexte global
L’AIE identifie l’optimisation des processus de production comme l’application industrielle de l’IA ayant l’impact le plus direct sur la demande énergétique. En exploitant des données collectées via des capteurs, les algorithmes d’IA permettent d’identifier des inefficacités et d’optimiser en temps réel la consommation d’énergie.
Selon le rapport, une adoption généralisée des applications existantes pourrait économiser 8 exajoules (EJ) d’énergie d’ici 2035 au niveau mondial, soit plus que la demande totale du Mexique. Dans les industries énergivores (ciment, acier, papier), les gains sont estimés entre 2 et 6% selon les cas d’usage.
Ces secteurs, déjà fortement digitalisés, bénéficient d’un retour sur investissement rapide (moins de deux ans pour ArcelorMittal au Luxembourg), rendant l’IA attractive dans un contexte de hausse des coûts énergétiques.
Pour les industries légères (électronique, équipements), le potentiel est encore plus élevé, mais freiné par un manque de digitalisation, notamment dans les PME.
Zoom sur le Maroc
Le Maroc est explicitement cité dans le rapport de l’AIE pour un projet pilote dans l’industrie papetière, où l’optimisation des flux de vapeur via l’IA a généré plus de 5% d’économies d’énergie, selon les cas d’usage documentés. Un succès qui illustre la capacité des économies émergentes à exploiter l’IA pour concilier croissance industrielle et transition énergétique.
Le pays dispose d’atouts structurels significatifs, notamment des secteurs clés comme le ciment, l’agroalimentaire et le textile, où les technologies d’optimisation pourraient répliquer les gains observés ailleurs. Par exemple, HeidelbergMaterials, actif au Maroc, a réduit de 2,2% sa consommation énergétique dans une cimenterie tchèque grâce à l’IA, une approche transférable à ses sites locaux.
Par ailleurs, la politique énergétique marocaine, visant 52% d’énergies renouvelables d’ici 2030, offre un terreau fertile pour intégrer l’IA dans la gestion des sources variables (éolien, solaire), réduisant ainsi les coûts opérationnels et l’empreinte carbone.
Cependant, le rapport soulève des défis de taille. La digitalisation insuffisante des PME, qui représentent 75% du tissu industriel marocain, constitue un frein majeur. Comme le note l’AIE, «la faible digitalisation est un obstacle à la réalisation du potentiel de l’IA», en raison du manque de capteurs, de données historiques et de compétences techniques.
Par ailleurs, les coûts initiaux de digitalisation des chaînes de production restent prohibitifs pour nombre d’entreprises, malgré des retours sur investissement rapides. Si les économies émergentes sont censées contribuer à 75% des gains énergétiques dans les industries lourdes (AIE), cela dépendra de leur accès à des financements longs et abordables, encore limités au Maroc. Enfin, le Maroc affronte une réalité énergétique duale : malgré des tarifs compétitifs à l’échelle régionale (1,1 DH/kWh), le coût reste élevé face à des concurrents comme la Turquie.
Implications pour les filières stratégiques marocaines
Le secteur du ciment illustre le potentiel et les écueils de l’IA. Avec des coûts énergétiques représentant 30 à 40% des dépenses de production, l’optimisation des fours et la substitution de combustibles fossiles via l’IA pourraient générer des économies de 5%, selon l’AIE.
Cependant, comme le souligne le rapport, «les économies réelles dépendent de la qualité des données et de la maturité digitale». Seuls les géants comme CIMAT ou LafargeHolcim disposent aujourd’hui de ressources pour implémenter ces technologies, accentuant la fracture avec les petits producteurs locaux, moins digitalisés.
Dans l’industrie papetière, le cas marocain cité par l’AIE démontre que l’optimisation des flux de vapeur via l’IA est un succès reproductible, avec des économies dépassant 5%.
Néanmoins, cette percée reste isolée. Une généralisation exige une double action : la formation d’ingénieurs aux outils d’analyse prédictive et la création de partenariats public-privé pour mutualiser les coûts de digitalisation, notamment dans un contexte où les PME dominent le secteur. Les filières électronique et textile, piliers de la stratégie industrielle marocaine, font face à un défi de montée en gamme.
L’AIE relève que l’IA pourrait améliorer de 25 à 42% l’efficacité énergétique dans les usines high-tech, comme l’a montré l’usine Schneider Electric en Chine. Pour le Maroc, qui ambitionne d’attirer des unités 4.0, l’enjeu réside dans la qualification de la main-d’œuvre. Le rapport note un handicap clé : «La prévalence des compétences liées à l’IA est bien plus faible dans le secteur énergétique que dans d’autres». Ainsi, sans investissements massifs dans les compétences numériques, le risque est de voir les investissements tech privilégier d’autres hubs régionaux.
Enjeux macroéconomiques et énergétiques
La compétitivité industrielle du Maroc repose en partie sur sa capacité à réduire ses coûts énergétiques, parmi les plus élevés de la région. L’IA pourrait y contribuer en optimisant les processus, mais son adoption nécessite de combler un retard en R&D : seules 2 % des startups énergétiques mondiales ciblent l’IA, selon l’AIE. Sans innovation locale, le pays restera dépendant de technologies importées, limitant son attractivité pour les industries à forte valeur ajoutée.
La sécurité énergétique émerge comme un autre défi critique. L’AIE alerte sur les risques de congestion des réseaux électriques liés à la demande croissante des data centers, un problème encore marginal au Maroc, mais appelé à s’amplifier. Anticiper cette pression est essentiel pour éviter des blackouts coûteux, dans un pays où le réseau souffre déjà d’intermittence.
Enfin, sur le front climatique, si l’impact global de l’IA sur les émissions reste limité (<1,5% des émissions mondiales en 2035), son rôle pourrait être décisif au Maroc, où l’industrie génère environ 25% des émissions totales de gaz à effet de serre (GES). Une adoption massive de l’IA dans l’optimisation énergétique aiderait le pays à respecter ses engagements COP28, à condition de maîtriser les effets rebonds, comme l’augmentation de la consommation liée à de nouveaux usages.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO