Rapport de l’AIE sur l’intelligence artificielle : quelles leçons pour les économies émergentes ?

L’Intelligence artificielle n’est ni une panacée ni un luxe réservé au Nord. Son déploiement stratégique dans l’énergie et l’industrie pourrait permettre au Royaume de consolider son statut de plaque tournante régionale, à condition de ne pas négliger les «basics» (données, formation, réseaux…) Dans un contexte de compétition mondiale pour les métaux critiques (gallium, etc.) et les talents numériques, le temps joue contre les hésitants.
Le rapport spécial de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) révèle un paradoxe saisissant : si les économies émergentes, dont le Maroc, disposent d’un potentiel considérable pour exploiter l’IA dans leur secteur énergétique, elles font face à des défis structurels qui pourraient en limiter la portée. Le document met en lumière ces opportunités et ces écueils, soulignant que la réussite dépendra de la capacité à combiner innovation technologique, politiques publiques ambitieuses et adaptation aux réalités locales.
L’IA, catalyseur d’efficacité dans des systèmes énergétiques sous tension
Dans les économies émergentes, l’IA pourrait résoudre des problèmes critiques : vieillissement des réseaux électriques, pertes techniques élevées (souvent supérieures à 15%), et intégration accélérée des énergies renouvelables. Le rapport souligne que «les algorithmes d’IA peuvent réduire les temps d’identification des pannes de 30% à 50% », un gain non négligeable pour des pays où les coupures coûtent cher en productivité industrielle.
Au Maroc, l’exemple cité de l’optimisation des processus dans l’industrie du papier via l’IA illustre cette dynamique. Dans un secteur stratégique comme le papier – où le Maroc vise une position régionale –,
l’IA permet de réduire les coûts énergétiques tout en améliorant la compétitivité. Cette logique s’étend à d’autres filières énergivores (ciment, chimie…), où une optimisation même marginale des fours ou des chaînes de production pourrait générer des économies équivalant à des centaines de GWh/an.
Défis : le piège des modèles d’IA conçus pour le Nord
Le rapport met en garde contre un écueil majeur : «Les modèles d’IA sont souvent entraînés sur des jeux de données des économies avancées […] ce qui peut introduire des biais ou des inexactitudes.»
Cette limite est cruciale pour le Maroc, où les réalités opérationnelles (maintenance improvisée, diversité des sources d’énergie, informalité dans certains segments) diffèrent radicalement de celles des pays occidentaux. En outre, le manque de données locales structurées freine l’entraînement des algorithmes.
L’AIE note que «combler les lacunes en matière de collecte de données sera fondamental pour accélérer l’adoption de l’IA».
Au Maroc, malgré des progrès dans les smart grids (comme le projet Noor PV), la digitalisation des réseaux de distribution reste partielle, limitant la base nécessaire à des outils prédictifs efficaces.
Stratégies pour éviter le mirage technologique
Pour que le Maroc et les économies émergentes transforment l’IA en levier concret de transition énergétique, une approche systémique s’impose, articulée autour de trois piliers indissociables. Le premier réside dans le déploiement d’infrastructures digitales critiques, socle matériel sans lequel l’IA restera un concept abstrait.
Comme le souligne le rapport de l’AIE, «l’investissement dans les capteurs, les compteurs intelligents et les systèmes de gestion énergétique» est une condition sine qua non pour alimenter des algorithmes en données fiables et granulaires.
Ces outils permettent, par exemple, de monitorer en temps réel les pics de consommation dans les usines ou les pertes techniques sur les réseaux de distribution, deux défis majeurs au Maroc. Le deuxième axe concerne l’adaptation des modèles d’IA aux réalités locales, loin des solutions clés en main conçues pour des contextes industriels et réglementaires du Nord. L’exemple indien d’Infosys (2024), qui a conçu un système de gestion énergétique adapté aux spécificités des bâtiments industriels émergents, démontre que l’avantage comparatif de pays comme le Maroc réside dans leur jeunesse infrastructurelle : des usines récentes, conçues avec une flexibilité d’équipement, sont plus facilement compatibles avec l’intégration de capteurs et de logiciels d’optimisation que des sites vieillissants. Enfin, le troisième levier est l’alignement des politiques publiques, souvent fragmentées entre énergie, industrie et numérique.
Le rapport relève que «le manque de régulation ambitieuse en efficacité énergétique freine l’adoption de l’IA».
Au Maroc, cela implique de synchroniser la Stratégie énergétique nationale (visant 52% d’énergies renouvelables d’ici 2030) avec le Plan d’accélération industrielle, en y intégrant des mécanismes incitatifs : crédits d’impôt pour les entreprises adoptant des solutions IA, normes d’efficacité contraignantes, ou soutien à la R&D dans des secteurs critiques comme le ciment ou la chimie. Sans cette triangulation entre infrastructures, contextualisation et régulation, l’IA risque de demeurer un mirage, promettant une modernité énergétique hors de portée.
Le cas marocain, entre ambitions et contradictions structurelles
Le Maroc incarne les paradoxes des économies émergentes dans la course à l’IA appliquée à l’énergie. D’un côté, le pays se distingue par des atouts stratégiques : une base industrielle dynamique (premier exportateur automobile d’Afrique, pôle aéronautique à Casablanca), un mix énergétique en voie de décarbonation (42% de renouvelables en 2023, porté par les complexes solaires Noor et éoliens de Tarfaya), et des initiatives technologiques comme Casablanca smart city.
L’exemple marocain cité dans le rapport – l’optimisation par IA des processus dans l’industrie papetière – illustre cette capacité à valoriser des niches d’excellence. Ces avancées s’inscrivent dans une vision plus large visant à positionner le Royaume comme hub technologique en Afrique du Nord, attirant à la fois des data centers et des investissements dans l’industrie 4.0. Mais cette ambition se heurte à des risques structurels, notamment une dépendance persistante aux technologies étrangères.
Les acteurs locaux capables de développer des solutions d’IA sur mesure restent rares, obligeant les entreprises à recourir à des plateformes conçues pour des marchés matures, peu adaptées aux spécificités des réseaux électriques marocains : mixtes, décentralisés et encore marqués par des pertes techniques (8,5% en 2022).
Cette dépendance s’aggrave avec la fragmentation des données énergétiques, soulignée par l’AIE : «Les économies émergentes représentent 50% des utilisateurs d’Internet mais moins de 10% des capacités des data centers mondiaux.»
Au Maroc, malgré des projets comme le data center de N+1 à Casablanca, l’hébergement local des capacités de calcul reste limité, renforçant la vulnérabilité aux opérateurs étrangers. Cette situation menace la souveraineté numérique et énergétique du pays, alors même que l’IA pourrait accroître la résilience des réseaux et réduire les coûts d’exploitation.
Pour sortir de cette contradiction, le pays doit convertir ses avancées sectorielles (renouvelables, industrie…) en un écosystème intégré, où l’IA servirait de colonne vertébrale à une croissance sobre en carbone et technologiquement autonome.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO