De l’outil à l’innovation : la vision radicale de l’IA pour l’énergie et l’industrie

L’AIE dessine une feuille de route ambitieuse qui a pour finalité de faire évoluer l’IA d’un outil ponctuel à un levier de transformation systémique. Pour le Maroc, cette vision offre une chance de sauter des étapes technologiques, à condition de surmonter les fractures numériques, énergétiques et en termes de compétences. Détails.
Le rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sur l’énergie et l’intelligence artificielle (IA) révèle une évolution majeure : l’IA ne se contente plus d’optimiser des processus existants, elle aspire à devenir un moteur de rupture systémique. Pour des pays comme le Maroc, engagés dans une transition énergétique et industrielle, cette vision soulève des opportunités et des défis complexes, nécessitant une analyse approfondie des implications technologiques, économiques et politiques.
L’IA comme outil d’innovation : un potentiel sous-exploité
Le rapport de l’AIE souligne que l’intelligence artificielle est aujourd’hui principalement mobilisée comme un «outil pour les innovateurs», permettant d’accélérer la découverte de matériaux, d’optimiser des procédés industriels ou d’améliorer l’efficacité énergétique.
Dans le secteur de l’énergie, ses applications actuelles incluent l’optimisation des réseaux électriques, la maintenance prédictive des infrastructures ou l’intégration des énergies renouvelables. Par exemple, l’IA pourrait libérer jusqu’à 175 GW de capacité de transmission électrique existante sans construire de nouvelles lignes, selon le rapport. Cependant, ces avancées restent fragmentées et cantonnées à des gains incrémentaux.
Le texte insiste sur le fait que «l’IA émerge comme un outil puissant pour la découverte scientifique, aidant les chercheurs à trouver, tester et commercialiser des innovations plus rapidement».
Néanmoins, cette approche montre ses limites face à l’ampleur des défis systémiques, tels que la décarbonation profonde des industries lourdes (ciment, acier) ou la rénovation énergétique massive des bâtiments. Les économies d’énergie permises par l’IA, bien que significatives – comme les 300 TWh d’électricité évitables dans les bâtiments –, sont insuffisantes au regard des objectifs climatiques. Le rapport rappelle que «les réductions d’émissions permises par l’IA sont bien inférieures à ce qui est nécessaire pour lutter contre le changement climatique». Cette situation reflète une utilisation encore timide de l’IA, souvent limitée à l’automatisation de tâches isolées plutôt qu’à une refonte des systèmes de production et de consommation.
Vers une IA moteur d’innovation systémique : le saut qualitatif
Le rapport propose une vision radicale où l’IA transcenderait son rôle d’outil ponctuel pour devenir une «source fondamentale d’innovation», capable de redéfinir des systèmes entiers. Cette transition implique de dépasser les logiques actuelles en intégrant des paramètres techniques, sociaux et économiques interdépendants.
Le rapport cite plusieurs exemples emblématiques : dans l’agriculture, une application hyper-précise d’engrais sur 500 millions de petites exploitations pourrait réduire de 4 EJ par an le gaspillage énergétique, soit l’équivalent de la demande énergétique de la Thaïlande.
Dans le bâtiment, l’IA permettrait de concevoir des logements à énergie nette zéro, combinant matériaux innovants et intégration urbaine intelligente. Dans les transports, des systèmes de mobilité autonome pourraient éliminer la congestion et les pertes énergétiques liées au transport de véhicules plutôt que de personnes, qui atteignent 45 EJ annuels.
Pour y parvenir, l’IA doit néanmoins relever des défis bien au-delà de la sphère technologique. Comme le souligne le rapport, «pour que l’IA déclenche un changement radical, elle doit relever des défis dans un ensemble de paramètres beaucoup plus large et imprécis, incluant les coûts globaux, le financement, la culture et les traditions». Cela suppose, par exemple, de concevoir des algorithmes capables d’anticiper les comportements sociaux, les modèles économiques ou les barrières réglementaires, tout en garantissant l’acceptabilité des solutions proposées.
Cette évolution nécessiterait une collaboration inédite entre data scientists, ingénieurs énergéticiens, économistes et sociologues, ainsi qu’un réexamen des processus d’innovation pour intégrer l’IA dès la phase de conception des politiques publiques et des business models.
Enjeux pour les pays émergents : le cas du Maroc
Le Maroc, confronté à une transition énergétique exigeante et à une digitalisation accélérée, incarne les opportunités et les défis des économies émergentes face à la montée en puissance de l’IA. Dans le secteur agricole, qui emploie 40% de la population, l’IA pourrait optimiser l’irrigation et l’usage d’engrais, réduisant une dépendance énergétique coûteuse et améliorant la résilience climatique. Les filières industrielles stratégiques, comme le ciment ou le papier, pourraient intégrer l’IA pour diminuer leur intensité énergétique, alignant ainsi compétitivité et durabilité.
Dans les énergies renouvelables, domaine où le Maroc vise un leadership régional, l’IA pourrait accélérer l’innovation dans le solaire ou l’éolien, en optimisant par exemple le design des fermes photovoltaïques ou la prédiction des pics de demande. Cependant, ces perspectives se heurtent à des défis structurels. Seulement 10% des capacités mondiales de data centers sont localisées hors de la Chine, des États-Unis et de l’Europe, ce qui expose le Maroc à une dépendance technologique et énergétique vis-à-vis de l’hébergement étranger de ses données.
Le rapport souligne que «les compétences liées à l’IA sont moins présentes dans le secteur de l’énergie», un constat critique dans un contexte marocain où la formation de talents locaux et l’accès à des données de qualité restent lacunaires.
Enfin, les data centers, pivots de l’économie numérique, exigent une électricité fiable et abondante. Bien que le Maroc ait progressé dans les renouvelables (38% de son mix électrique en 2024), la demande croissante des data centers (+12%/an au niveau mondial) pourrait entrer en concurrence avec d’autres priorités, comme l’électrification rurale ou le développement industriel, nécessitant une planification énergétique fine pour éviter des arbitrages coûteux.
Obstacles structurels : Au-delà de la technologie
Le rapport de l’AIE met en garde contre une vision techno-solutionniste naïve, rappelant que «l’histoire récente regorge de nouveaux produits non vendus destinés à optimiser l’utilisation de l’énergie».
Les obstacles à l’innovation ne sont pas technologiques, mais systémiques. Les inerties comportementales figurent en tête : les acteurs économiques, des ménages aux industriels, privilégient souvent le statu quo face à des innovations perçues comme risquées ou complexes, même lorsque celles-ci offrent des gains à long terme. Les défauts de coordination constituent un autre écueil majeur : les innovations énergétiques nécessitent une synergie entre régulateurs, industriels, investisseurs et consommateurs, une alchimie rarement atteinte en raison d’intérêts divergents ou de cadres réglementaires inadaptés.
Le financement, enfin, reste un frein critique : seuls 2% des fonds levés par les startups de l’énergie sont alloués à des projets intégrant l’IA, reflétant une frilosité des investisseurs face à des cycles de retour sur investissement longs ou incertains.
Comme le résume le rapport, «les échecs de marché et les barrières comportementales qui ont limité l’adoption des innovations passées ne disparaîtront pas rapidement». Ces obstacles appellent une reconfiguration des mécanismes d’incitation, depuis des subventions ciblées jusqu’à des partenariats public-privé structurants, pour aligner les rationalités individuelles et collectives autour de l’innovation énergétique.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO