Culture

David Ruffel nous dit tout sur le Festival Masnaâ (entretien)

Pour sa cinquième édition, le festival Masnaâ met à l’honneur les arts visuels et la bande dessinée. Toujours aussi soucieux de défendre la création contemporaine et de promouvoir des partis pris esthétiques toujours plus singuliers, David Ruffel, son organisateur et principal directeur artistique, s’entretient avec le Site info.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Le siteinfo : Après avoir été associé, l’an passé, au cinéaste tunisien Ismaël, vous assurerez cette année la direction artistique du festival avec l’artiste libanais Mazen Kerbaj, auteur de bandes dessinées et trompettiste expérimental. Pouvez-vous revenir sur ce nouveau compagnonnage ?

David Ruffel : Il s’inscrit dans l’orientation que j’ai donnée au festival en 2015, inviter pour chaque édition un artiste associé et concevoir avec lui une programmation liée à sa pratique et à son monde artistique. À chaque fois, ce sont des artistes qui au-delà de leur œuvre personnelle ont contribué à l’émergence, dans leur pays ou leur ville, d’une scène ou d’espaces indépendants dans lesquels d’autres artistes ont pu s’exprimer et se développer. Mazen Kerbaj est typiquement de ces artistes. A la fois auteur de bande dessinée, plasticien, musicien, il est un des principaux inspirateurs de la BD contemporaine au Moyen Orient et dans le monde arabe. Il est aussi un des principaux acteurs de la scène musicale expérimentale à Beyrouth, où il a co-fondé en 2001 le festival IRTIJAL, ainsi qu’en 2005 le premier label de musique expérimentale de la région, AL MASLAKH.

J’étais, début avril, à la 17° édition d’Irtijal et je peux vous dire que cette scène est bien active et que ce festival est incroyable. Ce qui m’intéresse donc dans la direction d’un festival, c’est non pas tant de programmer que de travailler au plus près de la vision d’un artiste. C’est aussi l’expérience d’un compagnonnage comme vous dîtes : nous travaillons ensemble depuis plus de 6 mois au projet de cette édition dont la programmation va réunir des artistes liés à la scène de Beyrouth et d’autres liés à la scène de Casablanca, deux scènes dont je m’empresse de dire qu’elles sont internationales puisqu’il y aura des artistes de 8 pays.

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Le siteinfo : La littérature a souvent été à l’honneur de Masnaâ. Or, aucun écrivain libanais contemporain n’est associé à la manifestation. S’agit-il d’un choix contraint ou délibéré ?

David Ruffel : C’est un choix délibéré. Non pas contre la littérature, mais par intérêt cette fois pour un autre art, proche d’ailleurs de la littérature : la bande dessinée et la narration graphique. Je m’intéresse depuis quelques années à la bande dessinée arabe, à la façon dont celle-ci s’inscrit dans la création contemporaine au sens large – c’est-à-dire pluridisciplinaire, hybride, se développant dans plusieurs mediums, livres, expositions, performances, etc. – ainsi que dans des formes de contre-culture ou de cultures alternatives. Mais pour moi, cela n’avait pas de sens de chercher à faire une édition sur la bande dessinée arabe. C’était beaucoup plus intéressant de travailler avec l’artiste certainement le plus exemplaire et le plus singulier de de ce champ, pour concevoir avec lui une édition qui montrerait cette porosité, ce caractère expérimental de la narration graphique contemporaine. Ainsi les expositions que nous proposons n’ont pas grand-chose à voir avec des expositions classiques de planches, mais croisent à des degrés divers graphisme, dessins, vidéos, BD, fresques murales, édition et s’inscrivent pleinement dans le champ de l’art ; les performances quant à elles articulent le plus souvent musique et vidéo, tout comme la bande dessinée est un langage double composé de mots et d’images. Du livre à la performance en passant par l’exposition, ce sont donc les possibilités étendues de la narration graphique contemporaine que nous cherchons à explorer et à proposer au public.

Le siteinfo : Plus d’une vingtaine de manifestations accompagneront cette nouvelle édition. Les spectateurs casablancais et rbatis pourront ainsi assister à six expositions, cinq concerts, six performances et pas moins de six rencontres différentes. Le programme complet est en ligne sur le site du festival (www.masnaa.org) mais si vous deviez mettre en avant trois moments forts de cette cinquième édition, quels seraient-ils ?

David Ruffel : Difficile de choisir. Il y aurait d’abord le vernissage le mardi 9 mai de l’exposition Noise on paper au Musée de la fondation Abderrahman Slaoui. Cette exposition d’archives visuelles et sonores proposée par Hatem Imam et Mazen Kerbaj retrace 17 années de création graphique liée à la scène musicale expérimentale de Beyrouth (affiches, flyers, pochettes de disques, vidéos) et est entièrement inédite. Nous espérons à la fois qu’elle passionnera le public casablancais et qu’elle sera dans le futur montrée au Liban et ailleurs. Il y aussi le 10 mai le vernissage à l’Institut français de Casablanca de l’exposition Fawda d’Hicham Lasri, un roman graphique par ailleurs publié à l’occasion du festival par Kulte éditions. Parmi les performances, je retiendrais le 12 mai à l’Institut français encore, celle du canadien Pierre Hébert et de l’américain Bob Ostertag, « Shadow boxing ». Tous deux conduisent depuis plus de vingt ans un projet de performance appelé « Living cinema », un cinéma fabriqué en direct en prise avec l’actualité politique la plus brûlante. « Living cinema » a été joué un peu partout dans le monde et c’est un événement et un honneur de pouvoir montrer et découvrir leur travail ici.

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Le siteinfo : Fidèle à votre ambition de favoriser les échanges entre les artistes émergents de la scène contemporaine du monde arabe et les jeunes créateurs marocains, vous donnerez de nouveau carte blanche à deux habitués de Masnaâ : le vidéaste Simohammed Fettaka qui se produire à l’Institut Français de Casablanca lors d’une performance intitulée « Does my pig lay eggs in the forest », en compagnie d’Abdellah Hassak ; et le réalisateur Hicham Lasri qui exposera les planches de son dernier roman graphique intitulé Fawda. En quoi ces artistes marocains vous paraissent-ils devenus incontournables ?

David Ruffel : Bien, tout d’abord, je dois dire que je ne reprendrai pas à mon compte ces catégories d’ « artistes émergents de la scène contemporaine du monde arabe » ou de « jeunes créateurs marocains ». Simohammed Fettaka, Abdellah Hassak, Hicham Lasri ont plus de la trentaine et ont déjà une œuvre derrière eux qui va se développer dans les années qui viennent. Le festival se construit dans ce compagnonnage avec des artistes casablancais et marocains qui reviennent à intervalles réguliers, d’édition en édition. Disons que nous grandissons de manière parallèle et ensemble, c’est l’idée. Simohammed Fettaka et Abdellah Hassak présenteront à l’Institut français le 10 mai une performance entre musique et cinéma, parfaitement raccord avec d’autres performances apportées par Mazen comme Wormholes ou Living cinema.

Quant à Hicham Lasri, j’accompagne depuis quelques années son travail littéraire. Ce fut d’abord la publication de son roman Sainte Rita, puis le roman graphique Vaudou l’année derrière, tous deux publiés au Fennec, cette année Fawda publié chez Kulte édition et exposé à l’Institut français de Casablanca. Cette exposition est le signe de sa part de la volonté d’investir après le cinéma, la littérature ou la bande dessinée, les arts plastiques et visuels, et je suis heureux que le festival, en partenariat avec l’IFC, soit l’occasion pour Hicham d’ouvrir ce nouveau champ d’exploration. Enfin, pour la première fois, Masnaâ invite l’artiste marocain Yassine Balbzioui, dont le travail plastique et performatif est vraiment génial. Il présentera une œuvre ambitieuse au lycée Lyautey, une fresque murale, sorte de BD dépliée, augmentée d’une performance. Ce sera assurément un des événements du festival.

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Le siteinfo : Le roman graphique, la bande dessinée sont parmi les parents pauvres de la création contemporaine au Maroc. Quelles en sont, selon vous, les principales raisons ?

David Ruffel : Le roman graphique peut-être mais pas la bande dessinée, qui est représentée notamment par les artistes travaillant autour du magazine casablancais Skekskef, je pense évidemment aussi au Guide casablancais de Rebel Spirit, ainsi qu’à l’illustratrice et artiste Zineb Benjelloun ou à une plus jeune artiste que j’ai découverte récemment, Zainab Fasiki. Je souhaitais pour cette édition faire aller la bande dessinée marocaine davantage d’une part vers la narration et une réflexion sur l’objet livre, et d’autre part vers l’exposition.

La publication de Fawda d’Hicham Lasri fera date, je l’espère, dans l’histoire de la bande dessinée marocaine par sa radicalité et sa nouveauté. Ce livre est la rencontre entre un auteur, Hicham et une éditrice Yasmina Najji, directrice de Kulte éditions. Quand j’ai proposé à Yasmina le projet de ce livre, elle a tout de suite décidé d’utiliser une technique d’impression à la fois arty et artisanale, l’impression Rizo. C’était la technique idéale et parfaite pour servir la démarche expérimentale d’Hicham Lasri. Le livre qu’ils ont produit ensemble, et avec l’équipe de Kulte éditions, tient autant du roman graphique que du livre d’artiste, il fait en tous cas voler en éclats les codes académiques de la bande dessinée, en refusant la traditionnelle bulle au profit de collages textes-images et en superposant les styles et les histoires (ça commence par un micro-trottoir à Casablanca pour plonger dans l’univers de jeunes gens mélancoliques, le tout conduit par une pulsion scopique dévorante). C’est à mon sens le premier roman graphique marocain contemporain. Et peut-être le dernier, vu le régime qu’Hicham lui fait subir !

Le siteinfo : Parmi les différents artistes associés du festival figure Ganzeer, un street-artiste égyptien engagé dans la révolution du Caire de 2011. Différentes planches de son dernier roman graphique seront exposées à la Galerie CulturesInterface de Casablanca et une rencontre, en anglais, sera organisée le 10 mai à Dar America, intitulée « From Tahir to the Solar Grid ». La dernière édition du festival avait ainsi mis en lumière l’effervescence parfois chaotique de la création contemporaine tunisienne ayant accompagné le « printemps tunisien ». Peut-on aujourd’hui mesurer, selon vous, l’onde de choc artistique consécutive aux « printemps arabes » ? Ces « révolutions » ont-elles fait émerger une nouvelle génération d’artistes ?

David Ruffel : C’est une autre grande joie de cette édition que d’avoir pu inviter Ganzeer, qui est lui aussi exemplaire de ce courant contemporain qui aborde et produit de la bande dessinée dans une démarche polymorphe, en l’associant au graphisme, à l’art contemporain ou à la musique. Ganzeer fut ainsi un des street-artistes très engagés durant la révolution égyptienne de 2011, avant de quitter l’Égypte pour s’installer aux Etats-Unis. Nous exposons les 15 planches de sa short story graphique Selective Myopia qui revient sur cet itinéraire, de même que 15 planches originales de son roman graphique de science-fiction The solar grid publié par épisodes sur internet et qui paraîtra en livre en 2018. Ces planches seront montrées en lien avec des œuvres de lui plus graphiques, une fresque murale et une vidéo, et surtout en regard avec une artiste libanaise, Jana Traboulsi, qui produit un travail se situant entre graphisme, politique et poésie.

J’ai du mal à mesurer une onde de choc artistique consécutive aux Printemps arabes. Il est sûr que ces révolutions ont fait émerger une nouvelle génération d’artistes. Disons que cette édition de Masnaâ et la précédente s’intéressent davantage à la génération ou aux 2 générations qui ont immédiatement précédé ces révolutions. Que ce soit les artistes tunisiens de l’année dernière ou les artistes libanais et égyptien de cette édition, qui ont pour la plupart 30/40 ans et ont commencé à produire avant 2010-2011, on peut dire qu’ils ont anticipé par leurs œuvres ces révolutions et contribué certainement à façonner la sensibilité des jeunes gens et des plus jeunes artistes qui sont descendus dans les rues et sur les places. A l’image du festival Irtijal de Mazen Kerbaj, créé en 2000 et poursuivi sous les bombes en 2006, acte radical d’affirmation de liberté de jeunes artistes arabes bien avant 2011 et qui 17 ans plus tard est un espace solide où il fait bon vivre durant quelques jours au Moyen-Orient.

O.R.

Festival Masnaâ – Rabat / Casablanca – du 8 au 14 mai 2017.

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