Culture

Ismaïl Bahri, révélation du festival Masnaâ (entretien)

 

Né en 1978, à Tunis, Ismaïl Bahri est un artiste plasticien dont le nouveau film Foyer a été projeté lors du festival Masnaâ, qui s’est tenu à Casablanca du 9 au 16 mai dernier. Ce travail se situe dans le prolongement d’expérimentations qui convoquent le plus souvent la photographie et la vidéo pour interroger l’impermanence du réel qui nous entoure.

Par Olivier Rachet

Ainsi, dans une vidéo de 2010 intitulée Orientations, l’artiste filmait une déambulation urbaine dans les rues de Tunis en cadrant sa caméra sur un verre rempli d’encre noire à travers lequel se reflétait le monde environnant. Le film Foyer, de son côté, inaugure un dispositif d’une radicalité esthétique étonnante. Une feuille de papier blanche est placée devant l’objectif de la caméra avec laquelle le réalisateur effectue toute une série de prises de vues où l’on entend les voix des passants qui viennent le questionner sur ses intentions, tout en tournant, hagards, autour de l’objectif. Une première exposition monographique des œuvres d’Ismaïl Bahri sera visible à la Galerie du Jeu de Paume, à Paris, en 2017.


Au sujet du film Foyer

– Dernièrement, à Casablanca, lors du festival Masnaâ, vous avez présenté votre film, intitulé Foyer, qui a fait sensation ! Vous partez d’une expérience plastique consistant à filmer puis à projeter une feuille de papier blanche afin d’observer les différentes nuances qui la parcourent. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ? 

Foyer fait partie d’une recherche assez longue faite dans le cadre d’une résidence à l’Espace Khiasma, en Seine-Saint-Denis, en France. Au départ, cette recherche, teintée d’un grand formalisme, portait sur des questions telles que la lumière et le monochrome. Elle gravitait autour d’expériences consistant à placer une petite feuille de papier devant l’objectif de la caméra pour y filmer ce qui s’y imprimait : changements de lumières, vibrations du vent… Cela donnait lieu à des vidéos où on ne voyait presque rien, si ce n’est des vibrations lumineuses.

Au sein de cette recherche, Foyer a connu plusieurs « états » et modalités d’exposition avant d’aboutir à cette forme pensée spécifiquement pour la salle de cinéma. Le film a d’abord fait partie d’une installation vidéo intitulée Sommeils, montrée à l’Espace Khiasma, fin 2014. Foyer était alors plus court (il durait 15 minutes) et se présentait sous une forme très embryonnaire. C’est en éprouvant l’exposition, en échangeant avec les visiteurs que j’ai vu qu’un film autonome pouvait être tiré de cette première expérience. J’ai alors ressorti les rushs pour tout revoir et tout réentendre et je suis retourné filmer à nouveau durant l’été 2015. Le film a pris sa forme actuelle début 2016. Il a été projeté pour la première fois à Casablanca et sera proposé en juillet au FID Marseille.

– Vous parlez à ce propos d’une « projection sans film » confrontant le spectateur à une expérience de visionnage franchement radicale. Mais l’intérêt du film réside aussi dans l’enregistrement des voix des passants qui viennent vous interroger, voire dans le cas de la police procéder à un interrogatoire. Comment la présence du son, que vous aviez négligée tout d’abord, est-elle devenue prégnante à vos yeux et oreilles de réalisateur ?

Oui, je parle d’une projection sans film pour la raison que le film peut sembler, à première vue, ne pas comporter d’images, comme si le projectionniste lançait le projecteur sans la bobine. Ensuite, le spectateur est amené à saisir que ce film se construit comme le développement de diverses intensités de lumières et de blancs et que la question de la double projection est, précisément, la mécanique du film : la projection physique de l’image et celle, mentale, du spectateur.

Et en effet, la recherche menée au début du film négligeait le son. Je travaillais comme ces expérimentateurs qui délimitent leur intention d’un invisible cordon sanitaire. Ce qui s’est passé est l’arrivée, le surgissement, des personnes qui venaient me voir travailler et contaminaient l’expérience. Petit à petit, pendant que je filmais ce morceau de papier, enfants, adolescents, badauds curieux, policiers méfiants, m’abordaient pour voir ce que je faisais, pour regarder dans l’oeilleton de la caméra et y projeter spontanément un peu de ce qui les animait. Je n’avais tout d’abord pas fait attention à ces interactions pour comprendre progressivement que l’intensité filmique, poétique et politique résidaient précisément là où je n’avais pas porté mon attention : dans la voix de ces personnes venant à moi. J’ai alors réalisé en les écoutant que le film s’impressionne du contexte qui l’entoure, un peu comme le ferait une pellicule exposée à la lumière. La caméra, puis le film projeté, devenaient un foyer, à l’image d’un feu autour duquel se réunir. D’une certaine manière, je me dis qu’un film est toujours un feu et la salle de cinéma un dispositif de foyer avec l’écran comme source de lumière. Foyer développe cette intuition.

– Vous êtes originaire de Tunisie et partagez votre vie entre ce pays et la France. Le film Foyer a été tourné entre 2014 et 2015. Comment expliquez-vous votre désir d’aller procéder à cette expérience de réalisation inédite, en Tunisie ? Un tel projet pouvait-il être mené en France ?


C’est vrai que j’aime beaucoup travailler en Tunisie et ce projet appelait spontanément à se faire dans son univers lumineux. Je suis d’abord parti retrouver une lumière. Filmer en Tunisie est pour moi naturel, c’est là où j’ai grandi, où se trouve ma famille. Puis, j’ai compris que le fait d’obstruer la caméra était une façon de filmer sans fixer, de filmer sans ramener d’images ou de « points de vues » sur un réel que je ne me sens pas capable de cadrer ou de définir. Le film part de cette incapacité d’une certaine façon et cherche un moyen formel pour en tirer profit. Foyer n’est pas un film sur la Tunisie. C’est plutôt le milieu où il a été filmé qui l’a fait apparaître sous cette forme. En France, le film aurait pris une forme que je ne saurais prévoir. Sans doute pas celle-ci…

– Au départ, votre projet n’était apparemment nullement politique. Or les spectateurs ont eu, lors de la projection, la sensation d’accéder aux coulisses de l’histoire de la révolution tunisienne. La fébrilité des policiers voulant vous interroger, la rage euphorique d’un groupe de jeunes garçons venus se baigner dans un plan d’eau et tournant autour du foyer de la caméra, intrigués ; tout contribue à faire du film l’envers d’une réalité d’autant plus fiévreuse qu’on ne la voit pas. Cette expérience a-t-elle changé votre regard d’artiste ?


Je ne sais pas si cette expérience a changé mon regard. Ce que je sais c’est que les voix ont ceci d’important qu’elles peuplent le film. Dans ce sens, je ne pense pas que Foyer soit un film sur un moment politique ou, comme peuvent le penser certains, sur un peuple. Je crois qu’il tente d’expérimenter la façon dont un film se peuple. C’est peut-être ça qui donne une forte teneur politique au film.

– Vos différents travaux ont été montrés dans des lieux aussi divers que les églises de Chelles, la Cinémathèque de Tanger, le collège des Bernardins à Paris ou le British Film Institute de Londres. Le film Foyer est entièrement tourné en extérieur, dans une rue passante proche d’une caserne et ailleurs. Dans quelle mesure la géographie des lieux influe-t-elle sur votre travail ? 

La question des lieux rejoint celle des contextes. Et Foyer, dans ce sens, est un film qui interroge divers espaces. Celui, tout d’abord, de l’espace public au moment de filmer : de quelle manière la caméra peut-elle activer un effet de foyer ? Ensuite, celui de l’espace particulier de la salle de cinéma lors de sa projection. Le film convoque la salle de cinéma par la figure de l’écran blanc qui la caractérise. Voir ce film, c’est aussi voir un écran. Non pas n’importe quel écran, mais celui, spécifique, de la salle où on se trouve. Dans la salle de l’Institut français de Casablanca, par exemple, nous avons pu observer la couture au milieu de l’écran, ces petites irrégularités sur les bords. Autant de petites aspérités qui généralement sont absorbées par l’image des films. Dans ce sens, Foyer ne sera jamais le même suivant les écrans sur lequel il sera projeté. Il se laisse affecter à son tour par le contexte de la salle…

– La galerie nationale du Jeu de Paume, à Paris, vous consacrera en 2017 une exposition monographique. Pouvons-nous d’ores et déjà entrer dans les coulisses de votre travail préparatoire ? 

Oui, en effet. Cette première exposition monographique va être constituée d’une sélection d’oeuvres issues des sept dernières années de recherche ainsi que d’une pièce produite par le Jeu de Paume. Foyer devrait a priori faire partie de l’exposition. Mais c’est encore trop tôt pour en parler, tout reste encore à penser…

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