Transition énergétique : le Maroc, laboratoire africain de la révolution solaire distribuée

Alors que l’Afrique voit ses importations de panneaux solaires chinois bondir de 60% en un an, le Maroc, 4e acteur continental, sculpte un modèle énergétique unique. Hybridant solaire distribué, centralisé et industrie locale, il évite ainsi les écueils des EMDE mais affronte des défis de scalabilité inédits.
Un des aspects que le récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) souligne concerne la fracture croissante dans la transition énergétique des économies émergentes et en développement (EMDE). Si les panneaux solaires chinois à bas coût catalysent l’investissement solaire distribué (toiture, mini-réseaux), les projets utility-scale peinent à décoller dans des régions comme l’Afrique ou l’Asie du Sud-Est, en raison de risques financiers systémiques.
Le Pakistan illustre ce paradoxe. Face à des tarifs électriques en hausse de 155% depuis 2021 et des défaillances de réseau, ménages et entreprises ont déployé 19 GW de solaire décentralisé en 2024, réduisant de 10% les ventes du réseau national pakistanais.
Disons que ce pays préfigure un modèle décentralisé d’adoption du solaire, où la baisse des coûts permet de contourner les blocages financiers des projets centralisés. L’Afrique suit cette tendance, mais avec des nuances locales critiques. Comme le souligne l’AIE, cette «dynamique décentralisée et ascendante» pourrait redéfinir les modèles énergétiques.
Performances et paradoxes du Maroc
Le Royaume incarne avec dynamisme la révolution solaire distribuée tout en consolidant son leadership industriel, comme en témoignent des chiffres éloquents. En 2024, il a importé 1,1 GW de panneaux solaires chinois, représentant une valeur de 11 milliards de dirhams (MMDH), et doublé en parallèle sa capacité de fabrication locale pour atteindre 1 GW annuel.
Une accélération qui positionne le pays au 4e rang des importateurs africains sur la période juillet 2024–juin 2025, avec 915 MW acquis, derrière l’Afrique du Sud (3.784 MW), le Nigeria (1.721 MW) et l’Algérie (1.199 MW), selon les données issues d’un récent rapport publié par le think tank Ember, spécialisé dans la transition énergétique. Une progression qui s’inscrit dans un boom continental marqué par une augmentation de 60% des importations africaines de panneaux chinois en un an, passant de 9.379 MW à 15.032 MW.
De manière stratégique, le Maroc déploie une approche multidimensionnelle pour transformer ces flux en résilience énergétique. Sur le plan économique, la chute des prix des panneaux chinois – divisés par trois depuis 2020 – rend le solaire distribué compétitif sans subventions massives, à l’image du modèle pakistanais. Toutefois, contrairement au Pakistan où le réseau national subit une érosion des ventes, le Royaume préserve son infrastructure grâce à un mix énergétique intégrant des projets centralisés comme le complexe Noor.
En matière de finance climat, le pays contourne les risques de change et souverains qui paralysent les projets utility-scale ailleurs en Afrique, s’appuyant sur un secteur financier local robuste et un cadre attractif pour les investissements internationaux, notamment via la Banque africaine de développement. Sur le front des politiques énergétiques, la fabrication locale (1 GW/an) sert de levier pour la résilience et l’exportation technologique, réduisant progressivement la dépendance aux importations.
Enfin, dans l’arène du commerce international, le Royaume capitalise sur sa position d’interface entre l’UE et l’Afrique pour négocier des transferts technologiques avec la Chine tout en diversifiant ses sources d’approvisionnement. Ainsi, en hybridant solaire distribué et centralisé, le Maroc évite le «piège pakistanais» et utilise sa fabrication locale comme amortisseur stratégique face aux fluctuations du marché chinois.
Le Maroc entre équilibres et défis
L’essor des importations marocaines de panneaux solaires, en hausse de 44% dans les exportations chinoises vers les EMDE en 2024, reflète une demande croissante des ménages et PME, mais révèle des vulnérabilités structurelles. Comme le souligne l’AIE, cette croissance «à deux ou trois chiffres» dans les économies émergentes «ne coïncide pas toujours avec une amélioration des conditions économiques».
Au Maroc, cette dynamique repose sur deux piliers interdépendants : d’une part, une adoption sociologique du solaire motivée par la nécessité économique (hausse des tarifs électriques) et l’opportunité industrielle (boom des micro-entreprises d’installation) ; d’autre part, une base manufacturière locale (1 GW/an) qui atténue partiellement les chocs géopolitiques mais reste insuffisante face à une demande intérieure en expansion.
Cette position de «bellwether» – indicateur avancé des tendances africaines – s’accompagne de défis critiques. Sur les marchés continentaux, le Royaume, 4e importateur africain, n’occupe que la 2e place derrière l’Afrique du Sud en capacité industrielle, laissant son potentiel d’exportation vers l’Afrique subsaharienne largement inexploité. Par ailleurs, comme ailleurs sur le continent, les besoins en devises étrangères pour les importations pèsent lourdement sur la balance commerciale, créant un risque systémique en période de volatilité monétaire.
Enfin, si le modèle décentralisé réduit la pression sur le réseau national – évitant ainsi le scénario pakistanais de baisse des ventes d’électricité –, il limite aussi les économies d’échelle propres aux grands projets centralisés, cruciales pour une transition bas-carbone à moindre coût. Face à cette réalité, la voie marocaine se distingue. Là où l’Afrique du Sud et le Nigeria privilégient le volume des importations, le Maroc mise sur un équilibre subtil entre solaire distribué et industrie locale – une stratégie prometteuse mais qui exige désormais des politiques ambitieuses de crédit vert pour démocratiser l’accès des ménages aux installations solaires.
Un laboratoire de la transition juste
Le rapport AIE confirme que le solaire distribué, dopé par les panneaux chinois, devient un pilier de la résilience énergétique des EMDE. Le Maroc illustre cette tendance avec nuance. Son statut de 4e importateur africain et sa montée en puissance industrielle en font un acteur pivot.
Toutefois, comme le rappelle l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la croissance des importations, «sans amélioration économique concomitante», expose à des fragilités.
Le défi marocain réside désormais dans la scalabilité de son modèle : intégrer le solaire distribué dans une stratégie nationale inclusive, sans reproduire les écueils pakistanais ni dépendre excessivement de la Chine. Ainsi, en hybridant industrie locale, grands projets et micro-initiatives, le pays pourrait écrire une nouvelle grammaire énergétique pour le continent.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO