Solaire : le Maroc, laboratoire des espoirs de la transition énergétique mondiale

À la croisée des espoirs et des tensions de la transition énergétique mondiale, le Maroc accélère son virage solaire. Mais ce laboratoire grandeur nature révèle avec acuité les défis systémiques – dépendance industrielle, goulots réseau, complexité réglementaire – qui entament l’optimisme des investissements record et interrogent la pérennité des modèles émergents.
Le récent rapport de de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), intitulé «World Energy Investment 2025», offre une photographie intéressante de l’investissement énergétique global, où l’élan des énergies propres, notamment solaire, coexiste avec d’importants défis structurels et géopolitiques.
Dans ce contexte, le Maroc émerge comme un cas d’étude saisissant, révélateur à la fois des opportunités exponentielles du solaire et des écueils systémiques qui entravent une transition pleinement optimisée. Analysons ce que ces données révèlent du paysage énergétique mondial et de la position spécifique du Royaume.
Une dynamique solaire exemplaire au Maroc mais emblématique des défis
Le Maroc révèle une accélération remarquable dans le solaire, faisant du Royaume un acteur de premier plan en Afrique du Nord et un microcosme des tendances et tensions mondiales identifiées par l’AIE. Une dynamique qui se manifeste d’abord par une accélération spectaculaire des importations et du déploiement, le pays ayant franchi un cap important en 2024 en important 1,1 GW de panneaux solaires chinois pour une valeur d’environ 11 milliards de dirhams.
Ce chiffre, conséquent pour le marché national, illustre parfaitement la tendance mondiale d’accélération du solaire dans les EMDE, alimentée par les modules chinois à bas coût, et concrétise l’ambition affichée d’atteindre près de 3 GW de capacité solaire installée d’ici 2028. Le Royaume s’appuie sur des projets structurants et innovants comme le complexe phare Noor Ouarzazate (510 MW) et surtout le futur géant Noor Midelt (devant atteindre 1600 MW) qui combine photovoltaïque et stockage thermique, démontrant une volonté de tirer parti des innovations technologiques, complétée par le développement de solutions comme le stockage d’énergie et le digital, aligné sur les besoins globaux d’intégration au réseau.
Parallèlement, l’on observe l’émergence d’un marché privé dynamique, symbolisée, entre autres, par l’annonce récente de l’investissement de 250 millions de dollars par Sound Energy, en partenariat avec Gaia Energy, pour développer jusqu’à «270 MW» via «10 à 15 installations» solaires destinées aux industriels. Ce projet est hautement significatif car il illustre deux tendances clés du rapport AIE : le rôle croissant des systèmes distribués comme «moteur important des nouveaux investissements dans les EMDE» et l’impact de la libéralisation des marchés.
Comme le souligne Graham Lyon, PDG de Sound Energy, dans un récent entretien avec la plateforme Asharq de Bloomberg, «ces projets devront profiter de la libéralisation récente du marché de la moyenne tension au Maroc».
Lyon précise la stratégie et les défis inhérents à ce nouveau modèle. «Si nous obtenons les approbations nécessaires en temps voulu, les projets d’énergie solaire que nous prévoyons seront mis en œuvre sur cinq ans (…) Dès l’officialisation de la coentreprise (…) les étapes suivantes incluront le dépôt des demandes formelles de raccordement au réseau national, la conformité aux exigences réglementaires et la négociation des contrats d’achat d’électricité avec les industriels».
Enfin, cette dynamique s’inscrit dans un contexte où le Maroc est reconnu pour son «fort potentiel solaire», grâce à un ensoleillement exceptionnel et de vastes espaces disponibles, ainsi que pour sa «position stratégique au croisement de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient». Une position unique qui lui confère un rôle potentiel de hub énergétique et consolide son statut de modèle de transition énergétique en Afrique, incarnant ainsi à la fois les immenses opportunités et les défis structurels de la transition énergétique globale dans les économies émergentes.
Un contexte mondial marqué par une croissance propre sous contraintes
Le rapport de l’AIE peint un tableau d’investissement record dans le secteur électrique (1.500 Md$ en 2024), majoritairement porté par les sources bas-carbone (renouvelables, nucléaire, géothermie avancée) et les réseaux/batteries. Cependant, cette dynamique positive est minée par plusieurs fractures.
Le premier facteur est la crise de croissance du solaire. L’explosion de la demande, notamment dans les EMDE (Économies de marché émergentes et en développement), alimentée par une baisse drastique des coûts des panneaux et batteries, a un revers majeur : une «guerre des prix» dévastatrice pour les fabricants, en particulier chinois, engendrant des pertes significatives malgré une production record en mars 2025.
L’AIE souligne que «les fabricants allant des producteurs de polysilicium aux assembleurs de modules ont subi des pertes importantes en 2024» et que «les entreprises de second rang pourraient ne pas résister» si les prix restent bas. Cette surcapacité et cette concurrence féroce fragilisent la chaîne d’approvisionnement mondiale.
Le deuxième facteur à intégrer est la souffrance de l’éolien offshore. Ce segment crucial pour la décarbonation profonde est en proie à des défis majeurs : retrait de soutiens politiques (États-Unis), annulations de projets phares (Hornsea 4 au Royaume-Uni), hausse des coûts et cadres réglementaires incertains, poussant les développeurs à revoir leurs ambitions à la baisse. A cela s’ajoute le retour inattendu du fossile. Paradoxalement, le boom de l’IA et des data centers, avides d’une alimentation «zéro-carbone» en base, stimule aussi les investissements dans le gaz naturel («les commandes de turbines à gaz ont augmenté en 2024») et même le charbon en Chine et en Inde, motivés par la sécurité d’approvisionnement face à une demande électrique galopante. L’AIE anticipe «18 milliards de dollars d’investissement cumulé dans la production au gaz naturel spécifiquement pour la demande énergétique des data centers d’ici 2030», en plus de la relance du charbon. Le quatrième facteur à intégrer est le goulot d’étranglement des réseaux. Point critique souligné comme «facteur contraignant», les réseaux électriques sont identifiés comme «un goulot d’étranglement clé» en 2025. Les «délais d’autorisation et de connexion longs», les «coûts d’équipement en hausse» et les «défis persistants de financement» risquent de «limiter le déploiement à court terme des capacités de production à l’échelle des services publics». L’urgence d’améliorer les cadres réglementaires et les modèles économiques est actée. Cerise sur le gâteau : l’incertitude macroéconomique. Bien que la baisse de l’inflation en 2024 ait allégé le coût de la dette, favorable au financement des renouvelables, «une nette augmentation de l’incertitude des entreprises et un ralentissement potentiel de la croissance économique pourraient freiner certains aspects» des investissements. La politique monétaire (taux d’intérêt) et la conjoncture restent des variables clés.
Les non-dits du rapport de l’AIE
L’analyse du cas marocain met en lumière des enjeux cruciaux révélateurs des paradoxes de la transition énergétique mondiale.
Premièrement, la dépendance à l’importation et la fragilité de la chaîne d’approvisionnement placent le Maroc dans une dynamique de vulnérabilité stratégique : l’importation massive de 1,1 GW de panneaux solaires chinois en 2024 illustre son exposition aux tensions de l’industrie manufacturière mondiale, où, comme le souligne l’AIE, les fabricants subissent «des pertes significatives» dans un contexte de guerre des prix et de surcapacité.
Cette dépendance transforme la santé financière des fournisseurs chinois — dont la survie des «entreprises de second rang» est incertaine — en un risque systémique pour la sécurité des approvisionnements et la stabilité des coûts.
Deuxièmement, le défi réseau émerge comme une contrainte critique, directement alignée sur l’avertissement de l’AIE identifiant les réseaux comme «goulot d’étranglement clé». Le déploiement accéléré du solaire, tant centralisé (Noor) que décentralisé (projets Sound Energy), se heurte aux obstacles structurels que sont les «délais de connexion longs» et les coûts de renforcement des infrastructures. Les étapes opérationnelles décrites par Graham Lyon — «demandes formelles de raccordement» et «conformité aux exigences réglementaires» — incarnent les défis concrets qui pourraient compromettre la concrétisation des 270 MW privés et des objectifs nationaux de 3 GW d’ici 2028.
Troisièmement, la libéralisation du marché, bien que moteur de l’émergence d’investissements privés comme celui de Sound Energy, introduit une complexité régulatoire. L’expérience chinoise citée par l’AIE — où les changements de subventions «modèrent» les nouvelles capacités — rappelle que la transition vers des modèles libéralisés exige un équilibre délicat entre stabilité pour les investisseurs, sécurité du système et équité d’accès. La réussite de la réforme marocaine de la moyenne tension dépendra de sa capacité à éviter les écueils des ajustements réglementaires brusques.
Quatrièmement, l’innovation technologique (stockage thermique à Noor Midelt, solutions digitales) s’impose comme une réponse indispensable aux défis d’intégration des énergies intermittentes au réseau, reflétant une problématique mondiale exacerbée par la baisse des coûts du solaire. Une innovation vitale pour transformer le potentiel solaire exceptionnel du Maroc en une pénétration effective des renouvelables.
Enfin, l’attractivité des investissements verts — matérialisée par les 250 millions de dollars de Sound Energy — repose sur un triptyque avantages compétitifs : «potentiel solaire exceptionnel», «politique énergétique favorable» et réformes structurelles. Toutefois, cette attractivité reste vulnérable à la concurrence mondiale pour les capitaux verts, aux défis de financement des réseaux pointés par l’AIE et aux incertitudes réglementaires, rappelant que le statut de «modèle de transition énergétique en Afrique» exige une résilience face à des défis désormais globalisés.
Un laboratoire aux défis mondialisés
Le rapport de l’AIE et les données sur le Maroc dessinent un paysage énergétique mondial en transition accélérée, mais profondément inégale et confrontée à des goulots d’étranglement majeurs, en premier lieu les réseaux électriques. Le Maroc incarne les promesses de cette transition. Un déploiement solaire rapide, stimulé par des coûts en baisse, un potentiel naturel exceptionnel, des politiques volontaristes et l’émergence d’un marché privé dynamique tiré par la libéralisation.
Cependant, il reflète aussi avec acuité ses fragilités : une dépendance à une chaîne d’approvisionnement manufacturière sous tension, la menace imminente des contraintes réseau et la complexité de la mise en œuvre de réformes de marché efficaces et stables. C’est dire que la réussite de la transition énergétique marocaine, érigée en modèle pour l’Afrique, dépendra de sa capacité à transformer ces défis mondialisés en opportunités d’innovation, notamment dans la gestion et le renforcement des réseaux, le stockage et les modèles commerciaux décentralisés.
Comme le souligne implicitement le PDG de Sound Energy, la rapidité et l’efficacité des processus administratifs et de raccordement seront déterminantes pour concrétiser les ambitions affichées. Le Maroc est ainsi un laboratoire où se joue, à l’échelle d’une économie émergente, la capacité à surmonter les contradictions et les obstacles structurels qui entravent encore l’avènement d’un système énergétique véritablement propre et résilient à l’échelle globale.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO