Culture

L’islamologue Rachid Benzine se livre à cœur ouvert (Entretien)

Dans «Ainsi parlait ma mère», l’islamologue libéral et écrivain franco-marocain propose un hymne à l’amour et la vie, celle d’une relation entre une mère immigrée sur son lit de mort et son fils à son chevet, que la langue française sépare mais que Peau de chagrin de Balzac et Sacha Distel rapprochent. Un roman social et nécessaire sur les problèmes d’une société et un décalage entre deux générations qui donne des réponses sur la crise que traverse la France et le monde d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Jihane Bougrine

Rachid Benzine nous plonge dans un voyage dans le temps et dans les souvenirs d’un amour sans faille avec beaucoup de justesse et d’humanité parce que «quand on est vieux, on a besoin de ses enfants pour finir le chemin».

Quel a été le point de départ de ce roman ?

Cela fait longtemps que je pense qu’il est grand temps de rendre hommage à l’ancienne génération. La vieillesse m’a semblé une belle porte d’entrée pour dire merci. C’est aussi un roman sur comment faire pour combler le vide laissé par la disparation de la mère. «Ainsi parlait ma mère», raconte combien le symbole de la mère est fort et combien les enseignements de la mère accompagnent nos chemins à vie. Il ne s’agit pas de sacraliser la mère. Il s’agit surtout de mettre en lumière que les mères de la première génération ont leur propre façon de parler. Même quand elles n’ont pas appris les codes des sociétés dans lesquelles elles ont été amenées à vivre. La mère de mon roman prend possession du pays dans lequel elle vit par l’émotion et la joie, la musique et la littérature. Même si on ne partage pas les mêmes moyens, on trouve toujours une façon d’habiter le monde et cette mère, pour moi, en a été la preuve. C’est aussi comment, à un moment de la vie, on devient les parents de ses parents et l’on découvre la vulnérabilité des uns et des autres : des enfants et des parents.

De «Lettres à Nour» en passant par «Le Coran expliqué aux jeunes» ou encore «Des milles et unes façons d’être juif ou musulman», la question du dialogue et de la transmission est au cœur de votre travail. Il était important pour vous d’en faire le fil conducteur de votre premier roman ? 

Oui. La question du dialogue et de la transmission est au fondement de mon existence. Tout d’abord parce que mon père, quand il était au Maroc, enseignait. Il avait ouvert une école dans un bidonville à Kénitra. Il y a toujours l’idée de l’enseignement et de la transmission. Ensuite, lorsque je suis arrivé en France à l’âge de 7 ans, j’ai eu l’occasion dès l’âge de 14 ans de rencontrer des chrétiens. Un de mes meilleurs amis est prêtre. Donc la question de l’altérité, celui qui est autre que moi, m’a toujours fasciné. Que ce soit avec le père Christian Delorme ou le rabbin Delphine Horvilleur ou dans «Lettres à Nour» ou même dans «Ainsi parlait ma mère», il y a cette idée de dialogue et de transmission, d’une conversation qui sera toujours inachevée, qu’il s’agira toujours de reprendre autrement, dans le prolongement de nos existences. C’est pour ça que la question du récit, de raconter des histoires, de la mémoire, de l’histoire me semble fondamentale puisque ça pose la question de qui nous sommes ? Et ce que nous sommes, nous sommes d’abord des histoires. Il faut être capable de raconter notre histoire pour la reprendre avec d’autres points de vue, à d’autres endroits, parce qu’on ne racontera jamais la même chose.

Mais l’histoire est claire : celle d’une immigrée qui n’a jamais appris le français, ni à lire et à écrire. Qui est cette première génération d’immigrants justement ? Est-ce que la France a raté l’étape de l’intégration ?

Là encore, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. C’était un passage provisoire, ce n’était pas quelque chose qui allait durer. Donc pour beaucoup, il n’y avait pas lieu d’apprendre le français. Pour beaucoup de parents, ce qui était important, c’étaient leurs enfants. C’est pour cela qu’on peut dire qu’il y a eu des sacrifices. L’idée du sacrifice, c’est-à-dire vivre pour ses enfants et non pas vivre pour soi. C’est là où on peut comprendre leur silence face aux vexations, aux humiliations, aux ressentiments, face parfois à ces regards qui pouvaient être trop insistants sur cette génération. Cette génération là a réussi à transcender toute cette souffrance. Elle n’a pas fait de ses souffrances là une identité. Ce que beaucoup de jeunes, aujourd’hui, ont tendance à faire.

Est-ce que cette génération en colère porte les souffrances de ses parents et grand-parents ?

Je pense qu’il y eu un double silence. Il y a eu un silence familial qui parfois n’a pas suffisamment raconté, l’histoire de l’immigration ne l’a pas suffisamment mis en récit. Et puis il y a un silence national qui n’a pas pris en compte cette histoire particulière. Ce double silence fait qu’il y a beaucoup de jeunes qui sont en colère. Et ensuite ils vont alimenter ce silence par une quête d’une souffrance par procuration. Ça c’est la première chose. Lorsque l’on est issu de cette classe «déclassée» et que l’on s’éloigne par les études ou le parcours de vie, on peut être traversé par des sentiments difficiles et contradictoires. Beaucoup de gens ont pu vivre une honte de l’origine. Tout d’abord, tout simplement parce que leurs parents ne maîtrisaient pas assez le français, devant les professeurs par exemple. On a le narrateur qui explique qu’avec ses frères, il apprenait à sa mère des phrases exactes à dire au médecin ou aux professeurs. Il raconte même un passage à la poste où sa mère est incapable de remplir un papier pour retirer un colis et il la voit tourner les talons et repartir sans le colis ; humiliée par l’employée et les gens qui attendent. Sa mère lui dit d’ailleurs «On peut guérir d’un coup de lance, mais on ne guérit jamais d’un coup de langue». Ce sont des blessures qui restent. Et en même temps, ceux qui ont fait des études et qui s’en sont sortis peuvent ressentir une culpabilité. On se retrouve parfois dans une double honte quand on vit, ce qu’on appelle en sociologie, le transfuge de classes. La honte des siens, la haine de soi et la culpabilité de ressentir cette honte. On met du temps à l’apprivoiser. Ce n’est pas facile quand vous êtes capables de cerner l’imaginaire et les références culturels de votre milieu d’origine et que ce dernier ne peut pas venir sur votre nouveau territoire dans lequel vous êtes. Ce roman est le roman de la réconciliation. Cette idée de classe est importante. On a un fils qui vieille sur celle qui l’a mise au monde et d’une femme dont la vie dépend de la présence de ce fils. Quel que soit le parcours que ce fils a pu avoir puisqu’il est professeur à l’Université, il n’est qu’un enfant au chevet de sa mère. Et cette réconciliation passe par la littérature, par ce besoin que la mère a d’entendre son fils lui lire des passages de «Peau de chagrin» de Balzac, bien qu’elle connaisse ce livre dans les moindres détails. Pour moi, c’est aussi l’importance de la culture orale qui a été trop longtemps mise de côté par les «sachants», par ceux qui ont appris à lire et à écrire et qui ont disqualifié toute une partie de la culture. Je l’ai vu dans la réappropriation identitaire de l’Islam, comment un certain nombre de prédicateurs avaient disqualifié la culture populaire, musulmane de ses parents parce que ce n’était pas une culture «scripturaire». Pour moi, autour de la littérature, c’est un cadeau que la mère fait à son fils, une façon de le rejoindre là où il est maintenant, dans le monde des lettres et des livres. Par ce rituel là, la mère apaise cette souffrance, en le rejoignant là où il est. La réconciliation se fait donc à travers la lecture de ce livre là.

Il y a aussi la question de l’énergie vitale dans l’œuvre de Balzac et des souhaits d’une mère qui vont la diminuer à chaque fois qu’ils se verront exaucer…

C’est exactement cela, c’est le paradoxe entre le désir et la longévité. À travers Balzac, il y a le désir de cette femme. Pour ce fils, il est impensable que sa mère soit une femme et qu’elle ait pu avoir du désir. Pour lui, c’est un tabou qui empêche de voir sa mère uniquement comme mère et non comme femme, avec un corps, un désir. Quand le narrateur se propose en l’absence de l’infirmière de laver et faire la toilette de sa mère, y compris dans les parties les plus intimes, il transgresse un tabou. Par amour et dans le sens aigu d’un service envers sa mère. Il découvre une vulnérabilité. Qu’est-ce que la vulnérabilité si ce n’est des capacités empêchées.

Pourtant vous n’en faites pas un roman misérabiliste.

Jamais. Vous ouvrez même sur un problème universel : une lutte des classes plus qu’un problème lié à l’immigration via la famille Neuweel, ces voisins français «parfaits» dont le père est dépassé… C’est exactement ça, et c’est parti d’une citation de Macron qui dit : où est ce que va ce pognon de fou qu’on leur met dans les services sociaux ? C’est comme si c’était une forme de charité. Et pour moi, c’est cette violence des riches vis-à-vis des pauvres. Cette lutte des classes, elle existe toujours. Au déjà de la lutte, c’est un mépris de classes. C’est le mépris au sens où on en fait des objets qui ne sont plus capables de devenir sujets. Dans le regard du riche. «Il faut armer les plus faibles car le plus fort a tendance à devenir barbare», disait Hannah Arendt. C’est tout a fait ça. Pour moi, il s’agit d’abord d’une relation d’une mère et son fils, un roman social qui raconte des choses sur notre société, sur le parcours d’une famille, au delà de l’immigration. L’immigration est un ancrage parmi d’autres. Que faisons-nous de nos vieux ? C’est quelque chose de fondamental pour moi. Mais les personnages que j’ai mobilisé sont fictions, des moyens que j’utilise pour transmettre ce que j’ai envie de transmettre. Puiser dans nos sources les plus intimes, nos peurs, nos angoisses, nos belles émotions, notre joie, pour rejoindre les lecteurs dans leur humanité. Tout le passage sur la famille Neuween montre la générosité de cette mère qui ne le montre pas. Une vraie générosité est toujours cachée, elle n’est pas dite.

Dans le livre, la littérature et la musique pansent les blessures. La culture serait-elle une réponse à toutes ces questions ?

Pour moi, la culture c’est ce qui fait la condition humaine. Qu’est-ce que la culture si ce ne sont des strates d’apport de l’humanité pour comprendre et se comprendre. Pour comprendre le monde dans lequel elle vit et se comprendre elle-même. La culture c’est ce qui permet de partager un univers commun. Quand on partage un film, une musique, on rejoint ce qu’il y a de plus essentiel en nous. Dans le sens où les émotions que nous ressentons devant une peinture, devant une pièce de théâtre, un concert, elles sont communes à toute l’humanité. C’est-à-dire que nous sommes tellement habitués à décrire l’autre comme ennemi ou adversaire qu’on ne sait plus ce qui nous relie à lui. La culture d’un pays c’est son imaginaire. Aujourd’hui nous assistons à une crise civilisationnelle, culturelle, celle de l’imaginaire. Tant qu’on n’aura pas travaillé sur cet imaginaire et puisé dedans pour répondre à un certain nombre de questions qui nous sont posées, on n’y arrivera pas. Ces textes, ces musiques dont je parle dans le livre, on les a tous connus ! Cela nous permet d’avoir un imaginaire commun. Quand est-il aujourd’hui, à l’heure de Netflix, des plateformes, où l’on voit dans une même famille que l’on ne partage plus du tout le même imaginaire. Comment faire ensemble, quand chacun a un imaginaire différent de l’autre. Il y a des ruptures. La question c’est comment faire récit ensemble ? Pour moi, au-delà de la crise économique, la crise est culturelle.

Vous avez été désigné par le roi comme membre de la commission spéciale sur le modèle de développement. Quelles vont être les priorités, selon vous ?

Le fait que cette commission soit composée de profils aussi divers la rend intéressante. Comment allons-nous travailler ensemble, comment allons nous développer cette intelligence collective ? Comment faire en sorte que cette commission et sa manière de travailler puissent impliquer l’ensemble des citoyens ? Je pars du principe que les gens du terrain savent mieux que certains experts comment s’y prendre. Quelle est cette expérience de la proximité ? Parce qu’il y a plein d’atouts au Maroc qu’il va falloir consolider. Il s’agit de redonner de la confiance aux gens, que chaque parole soit entendue, chaque parole est légitime. Prendre soin de l’autre c’est faire en sorte que sa parole soit audible et crédible. Si nous n’avons pas le souci de l’institution, ça ne marchera pas. Et si l’institution n’a pas le souci du citoyen, ça ne marchera pas non plus. C’est une diélectrique entre soi, l’autre et les institutions. Une institution juste. C’est là où je compte apporter des choses, sur l’imaginaire, la culture et les croyances. Comment des croyances peuvent bloquer des choses et comment la fiction peut bouleverser l’imaginaire. La fiction est intéressante pour plusieurs raisons. Si je regarde le cheminement que j’ai eu avec «Lettres à Nour», qui a fait l’objet de plusieurs représentations en Europe, en Amérique, on mesure la force de frappe de la fiction. On a proposé un dialogue sur un sujet doucereux. On ne prend assez le temps de s’écouter. Paul Ricker dit : écouter c’est prendre le temps de se fonder. Ce qui définit l’être humain, ce n’est pas la parole mais ce qui le précède, c’est-à-dire l’écoute. J’ai remarqué que les analyses politiques, sociologiques, sont nécessaires mais à un moment, elles ne permettent plus de parler ou de s’écouter car chacun va camper sur ses positions, dans un climat polarisé et clivant. À travers la fiction, on est touché par l’émotion. C’est une rhétorique du sensible au service du sens et ce qui est en panne au Maroc c’est le récit, la narration. Le récit de soi, des autres qui est quelque part la manière dont on fait le récit de l’autre est biaisée. On ne nuance plus. On n’arrive plus à faire le récit du monde. Ce que Ricker appelle l’identité narrative. On est l’Occidental, le Musulman dans les yeux de l’autre, on est essentialisés. On polarise les débats, on donne une représentation de l’ennemi pour mieux le désavouer, pour mieux l’éliminer. On n’est plus dans le dialogue, on est dans le combat. On déshumanise tout. C’est pour cela que je passe par le récit et non par le concept comme j’ai l’habitude de le faire.

Jihane Bougrine, Les inspirations Eco


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