Culture

« Paroles de réfugiés au Maroc », de Jalil Bennani

Par Olivier Rachet

La question des migrants occupe le psychiatre et psychanalyste, Jalil Bennani, depuis de nombreuses années. En témoigne la réédition, en 2014, de son essai Le corps suspect sous-titré Le corps du migrant face à l’institution médicale, dans lequel il analysait les souffrances psychiques des immigrés en France en tant que symptômes à la fois médicaux et sociétaux. Dans son dernier ouvrage, initié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), le psychanalyste se met à l’écoute d’une trentaine de migrants qui ont acquis de fait le statut de réfugié, reconnu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cet ouvrage est accompagné de photographies de M’hammed Kilito.

Des destins détruits par des conflits politiques

Les réfugiés avec lesquels Jalil Bennani s’entretient, et dont M’hammed Kilito nous offre le plus souvent des portraits particulièrement émouvants, sont originaires de régions ou de pays aussi divers que la Syrie, le Soudan, l’Érythrée, la Centrafrique, la Côte-d’Ivoire, l’Afghanistan, le Burundi, la Palestine, le Tchad ou le Yémen. Leur parcours a toujours été chaotique. La plupart ont fui leur pays pour des raisons politiques, à l’image d’Azzohour Addabila, originaire de la ville d’Aden, au Yémen. Munie d’un doctorat en littérature arabe, elle adopte un pseudonyme qui signifie « fleur fanée ». Le départ sans retour, choisi et subi à la fois par ces réfugiés, est toujours synonyme de souffrances et de déracinement : « L’exil de tout migrant, écrit le psychanalyste, ne se fait jamais sans arrachement, sans perte, celle d’une partie de lui-même. Cette perte s’apparente à un deuil. »


Le choix du Maroc s’explique pour des raisons aussi diverses que la langue, la religion, parfois la famille qui y réside déjà. Mais le chemin est long et parsemé d’embûches pour arriver à destination. Beaucoup ont erré des années durant et traversé plusieurs  pays avant d’atteindre leur pays d’accueil. Le jeune Memzy, âgé de 18 ans, est originaire de Guinée-Conakry. Il perd ses parents lors de la guerre du Liberia et s’exile en Guinée. Il passera par le Mali et la Mauritanie avant de se fixer au Maroc ; à l’instar de Moussa, Ivoirien, ayant parcouru la Guinée, le Mali et l’Algérie, avant de s’établir dans le royaume chérifien. Tous fuient la guerre et des massacres qui les ont souvent traumatisés.

A l’écoute de ces réfugiés, qui ne sont en aucun cas des patients, le psychanalyste perçoit la dureté de leurs traumatismes, entre nostalgie et souffrances parfois synonymes d’état dépressif : « La dépression exprime toute la vérité des êtres, leur vécu immédiat, leur sincérité. Chacun porte la charge de centaines, de milliers d’autres qui attendent. » Là réside sans doute le sentiment profond d’empathie ressenti à la lecture d’un ouvrage que Jalil Bennani a choisi de placer sous le compagnonnage du philosophe humaniste Michel de Montaigne, chantre de l’altérité qui affirmait : « Tout homme est mon compatriote. »

Sensibiliser les lecteurs d’aujourd’hui, vivant dans l’illusion d’une proximité toujours plus grande entretenue par la multiplication des réseaux sociaux, est une tâche salutaire. Le président du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH), Driss El Yazami, un des préfaciers du livre, nous rappelle utilement les clivages continuant de fissurer un monde que nous pourrions croire unifié : « L’humanité, écrit-il, semble ainsi partagée, hier comme aujourd’hui, en deux catégories : une partie circulant sans difficultés dans un monde globalisé et une autre, assignée à résidence, rêvant de rejoindre la première. »

Se reconstruire dans l’exil

Qu’ils soient pédiatre, calligraphe, puisatier, professeur, écrivain, styliste, journaliste ou simple étudiant, tous les interlocuteurs rencontrés par Jalil Bennani ont dû, d’une façon ou d’une autre, se reconvertir, trouver une activité leur permettant de pouvoir vivre le plus dignement possible. Si les troubles dépressifs s’emparent de certains, une forme de résilience caractérise la majorité d’entre eux. Les titres des deux dernières parties de l’ouvrage : Croire et inventer l’avenir, Créer et réussir en exil, sont placés sous le signe de l’optimisme et de la possibilité de s’intégrer à une société à laquelle ils apportent, le plus souvent, leur savoir-faire et leurs connaissances.

Tel est le cas de deux Ivoiriens, Christian et Moussa. Le premier travaille dans la sérigraphie avec « la rage de réussir » et l’autre est décrit comme « tenace et créatif ». Tel est aussi le cas de ces Syriens, Tarek et Bassel, vivant à Azrou, qui ont réussi à ressouder leur communauté autour de leur activité de puisatier : « Avec Bassel et son beau-père, écrit l’auteur, on assiste à la reconstruction du groupe familial. Un groupe déconstruit par la guerre et reconstruit dans l’exil. » Tarek, spécialiste du forage des puits artésiens destinés à l’irrigation, a créé sa propre société à Azrou et « se retrouve très sollicité aujourd’hui ».

Les difficultés rencontrées dans le pays d’accueil sont pourtant légion. Si certains disent parfois souffrir de s’entendre appeler « azzia » ou « azzi », terme dialectal désignant une personne de couleur noire, d’autres s’étonnent que les Marocains les considèrent comme des Africains, alors qu’eux-mêmes le sont ! Mais la question linguistique reste la plus problématique. Jalil Bennani s’est intéressé à plusieurs reprises au phénomène du plurilinguisme propre à la société marocaine. Il n’est donc pas étonnant que cette question du langage, cruciale pour un lacanien, soit au centre de ses observations.

L’intégration sera d’autant plus difficile que ni le français ni la darija ne seront maîtrisés. Parfois l’une des deux langues est sue, mais ce sont souvent les enfants qui s’adaptent plus rapidement que leurs parents à ce processus de déculturation linguistique. Beaucoup ont gardé en eux la trace de leur dialecte d’origine, à l’instar de la jeune Sarah, venue du Congo-Kinshasa, parlant le swahili et le lingala ou de Boubakar, jeune homme en provenance de Gao au Mali, parlant le français et le dialecte sonrhaï propre à l’ethnie Songhaï à laquelle il appartient. Son père et lui furent persécutés pour s’être convertis au christianisme ; le père a été tué par les salafistes du MNLA. L’appartenance religieuse est parfois revendiquée par ces réfugiés, mais elle est rarement mise au premier plan, beaucoup regrettant des conflits interethniques, voire confessionnels, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas toujours.

Le processus d’acculturation auquel ces hommes et ces femmes sont confrontés semble avoir distendu en eux le principe d’appartenance identitaire. Ils sont nombreux à se reconstruire et à s’initier aux us et coutumes d’une société d’accueil dont ils apprécient les rituels, tels que celui du couscous du vendredi ou bien ceux scandés par le retour cyclique des fêtes religieuses. Jalil Bennani n’aborde pas la question de l’identité au singulier, mais il montre que les identités sont toujours plurielles : « L’intégration, écrit-il, n’est pas assimilation à l’homogène. L’intégration n’est pas l’assimilation. Elle suppose l’acceptation des différences dans l’espace public. »

Un portrait en creux de la société marocaine

Un autre intérêt de cet ouvrage, et non des moindres, réside dans le portrait en creux qu’il nous propose du Maroc contemporain : pays à l’hospitalité légendaire, appartenant à une aire géographique et culturelle ayant fait de l’ouverture à autrui, consécutive à l’exil, la condition sine qua non de son existence. Le psychanalyste rappelle ainsi l’importance de l’hospitalité et de l’exil chez les Grecs, à travers l’errance du héros achéen Ulysse ou bien celle du héros labdacide Œdipe.

L’écoute psychanalytique, en elle-même toute entière ouverture à la parole de l’autre, s’est construite à partir de l’exil de son père fondateur, Sigmund Freud, qui a quitté sa ville natale de Vienne pour la capitale londonienne, afin d’échapper à la persécution nazie. Si comme l’écrivait Hölderlin, « Là où croît le plus grand péril croît aussi ce qui sauve », force est de constater que l’exil aussi bien physique qu’intérieur qu’endurent les réfugiés les ouvre aussi paradoxalement aux autres et à la générosité dont savent encore faire preuve tant de peuples.

Certes, tous les témoignages des réfugiés n’enjolivent pas forcément la difficulté toujours prégnante de l’intégration. Beaucoup évoquent leurs difficultés économiques, notamment lorsqu’ils sont face à des propriétaires sans scrupule. Beaucoup soulignent aussi le paradoxe d’un pays, à la fois ouvert sur le monde extérieur mais extrêmement conservateur, notamment sur le plan des mœurs.

« Le réfugié, conclut Jalil Bennani, dans le premier épilogue du livre, devient le témoin et l’acteur d’une société qui change, entre ses traditions et une modernité galopante. » S’il est des valeurs qui semblent traverser tous les témoignages, ce serait celles de solidarité et de tolérance face à la diversité du monde tel qu’il est, de la part d’un pays dont la constitution reconnaît « l’identité plurielle marocaine arabo-islamique, amazighe, saharo-hassanie, africaine, andalouse, hébraïque et méditerranéenne. »

La reviviscence du milieu associatif marocain en serait une parfaite illustration. De la Fondation Orient-Occident à l’association SINGA, en passant par l’AMAPPE, association marocaine d’appui et de promotion de la petite entreprise, on ne compte plus les structures qui ont à cœur de conjuguer au jour le jour un vivre-ensemble, certes perfectible mais, en ces temps de détresse, exemplaire !

Des photographies redonnant une visibilité aux invisibles

L’ouverture à l’autre est aussi la marque de fabrique de ce superbe livre qui voit le psychanalyste s’associer à un jeune photographe de talent, M’hammed Kilito. Né en Ukraine de parents marocains, il a vécu jusqu’à ses 18 ans au Maroc, avant d’émigrer au Canada. Il a étudié la photographie à l’Ecole d’Art d’Ottawa et obtenu, entre autres, une maîtrise en science politique. Après avoir travaillé dans une agence de publicité, il a décidé de retourner vivre au Maroc pour se consacrer exclusivement à la photographie.

La richesse du parcours qui est le sien lui fait porter, en général, sur ses contemporains un regard atypique, parfois baroque. Privilégiant des angles de vue décalés, M’hammed Kilito a le souci du détail et de la contradiction. La société qu’il déshabille de son regard brille à la fois par la vitalité qui est la sienne et une demande de visibilité citoyenne. Le travail sur les couleurs est souvent impressionnant. Dans un même cliché peuvent se confronter des gris délabrés et les couleurs vives du quotidien.

Dans Un si long chemin, Kilito met davantage en avant le portrait de ces réfugiés dont il respecte aussi la volonté de ne pas être photographié ; les cadrant parfois de dos ou focalisant son attention sur des mains qui se croisent ou qui écrivent. L’important semble être de montrer, face aux préjugés ambiants, la multiplicité des activités menées par ces femmes et ces hommes de l’ombre. Loin de l’idée reçue selon laquelle la mendicité constituerait leur seule occupation pérenne, le photographe nous les montre en situation. Les lieux d’activité sont ainsi mis au premier plan, à l’image de l’atelier dans lequel Fathi, originaire de Syrie, fabrique des matériaux de construction en aluminium, du snack dans lequel officie Mouaouia, originaire de Douma en Syrie ou du salon de coiffure créé par Moussa, originaire de Côte-d’Ivoire, dans le quartier industriel de Rabat. Autant d’exemples d’intégration réussie et de réussite personnelle auxquels M’hammed Kilito prête ici humblement son regard.

L’intérêt qui est celui du photographe pour les mutations de la société marocaine en faisait donc un partenaire incontournable pour cet ouvrage. C’est ainsi qu’alternent des portraits, redonnant dignement une visibilité à ces êtres de l’exil rencontrés par le psychanalyste, avec des clichés plus subjectifs où le regard semble faire un pas de côté pour nous donner à voir l’envers d’une société ignorant parfois la richesse de la diversité qui la compose.

Jalil Bennani, Un si long chemin, « Paroles de réfugiés au Maroc », en collaboration avec le Haut Commissariat aux réfugiés, Photographies de M’hammed Kilito, Editions La Croisée des chemins, 2016.

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