Culture

Driss Ksikes nous dit tout sur son dernier roman « Au Détroit d’Averroès »

Dans son dernier roman, Driss Ksikes réhabilite la figure du philosophe arabo-musulman Ibn Rochd. Entretien.

Le Siteinfo :Votre dernier roman, Au Détroit d’Averroès, réhabilite le philosophe arabo-musulman, controversé en son temps. Quelle est, selon vous, l’actualité d’Ibn Rochd, aujourd’hui ?

DK :Je tiens à préciser que ceci n’est pas un roman faisant l’apologie de ce grand penseur, objet de tant de controverses. Je l’ai écrit pour essayer de saisir cette faille béante qui nous en sépare. La particularité d’Ibn Rochd est qu’il a été banni à la fin de sa vie (fin du XII° siècle), oublié dans les contrées musulmanes pendant trop longtemps, longtemps perçu comme le grand commentateur d’Aristote par l’Occident, et, une fois redécouvert en arabe, à partir de la Nahda, perçu comme un « étranger ». Il ne s’agit pas de rééditer ses travaux. Plusieurs penseurs ont déjà essayé de le faire. Il est important de rappeler l’éthique de distinction qu’il a établie entre la voie religieuse et la voie rationnelle, qui ne s’opposent pas mais se complètent, invitant les hommes à s’élever, à prendre en charge leur destin sur terre, sans en référer à la providence. Mais il est encore plus important de le dépasser, parce qu’en tant que philosophe médiéval, il ne voulait pas trop déranger dans leurs convictions les masses et s’en tenait à l’élite, comme récipiendaire de la pensée rationnelle. Aujourd’hui, il devient nécessaire de libérer les gens de l’emprise du dogme tel que fabriqué par les politiques qui se revendiquent du religieux et les fuqahas qui servent de support à la théologisation de la société.

Le Siteinfo : Le protagoniste du roman, Adib, est professeur de philosophie à Casablanca et chroniqueur radio. Il se heurte souvent à des murs d’incompréhension ou à des résistances. Comment analysez-vous, de façon plus générale, les apports respectifs des médias et de l’enseignement, aujourd’hui, au Maroc ? Qu’en est-il de l’enseignement de la philosophie, en particulier ?

DK : Adib est un personnage romantique, un enseignant de philosophie et un chroniqueur radio, amoureux des anciens textes, fidèle à son mentor Hassan, épris d’Ibn Rochd, autrefois banni de l’enseignement de la philosophie dans le Maroc des années 80, pour athéisme. Adib tente de réhabiliter le legs de Hassan à la radio, en classe, mais sa voix demeure parfois inaudible, quand elle n’est pas tue. Ceci est une métaphore. Elle en dit long, j’espère, sur cette vacance de la pensée critique, rationnelle, non soumise au devoir de croyance ou de conformisme, autant dans les médias que dans les écoles. Mais il ne faut pas prendre un énoncé de fiction pour une vérité générale. Par ailleurs, elle nous renseigne sur l’état de convalescence, et donc de fragilité, de l’enseignement de la philosophie, après une longue traversée de désert.

Le Siteinfo : Vous opposez, lors d’un dialogue entre Adib et un personnage appelé Hammad que vous présentez comme un « imam soft », les rituels religieux soudant une communauté au sens de l’éthique nous rattachant à l’humanité. Comment se traduit, pour l’intellectuel que vous êtes, cette carence d’éthique au quotidien ?

DK : La religion n’est qu’un format prédéfini par des hommes pour encadrer la foi d’une communauté. Aujourd’hui, avec la marchandisation du monde et le fétichisme qui va avec, elle est réduite à ses signes extérieurs et ses rituels apparents. Le sens de la justice, de la dignité, du partage, de l’honnêteté, toutes ces valeurs, Ibn rochd déjà dans son temps a bien décrit, dans son livre sur la politique, comment elles se perdent quand le pouvoir politique est corrompu et la société soumise à la loi des fuqahas, à l’esprit obtus.

Le Siteinfo : La figure d’Averroès relie moins les deux rives de la Méditerranée qu’elle n’établit un lien entre deux régimes de la vérité : l’un rationnel reposant sur une logique de la démonstration, l’autre plus intuitif s’appuyant sur la révélation et la foi.  Pensez-vous, comme la psychanalyste Julia Kristeva, que le défi principal du monde contemporain est d’arriver à articuler « le besoin de croire » et une farouche « volonté de savoir » ? Comment penser aujourd’hui cette « double vérité », au fondement de la philosophie d’Averroès ?

DK : Il est révolu le temps, marxiste, où Ibn Rochd pouvait être interprété comme un précurseur du matérialisme historique (option légèrement raillée dans le roman). Il est tout aussi révolu le temps où l’on croyait que le progrès par la raison ne pouvait être que bienfaiteur. D’où l’importance de consolider les temples de la vérité profane, que sont les structures d’intermédiation sociales et les espaces publics, où la volonté de savoir et de partage devrait primer. Comme il est nécessaire de fonder une éthique de la pluralité qui préserve toutes les formes de croyance.

Le Siteinfo : Votre récit se termine sur l’évocation d’une possible adaptation théâtrale du roman : « Peut-être bien qu’Ibn Rochd renaîtra dans ce lieu même qu’il n’a pas pu connaître : le théâtre », écrivez-vous. Un projet théâtral est-il en cours qui prolongerait la publication du roman ?

DK : Pas à ma connaissance.

Propos recueillis par Olivier Rachet

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