Culture

Mohamed Thara: « L’art vidéo est encore un art mineur au Maroc »

Le FIAV (Festival International d’Art Vidéo de Casablanca) aura lieu du 25 au 29 avril 2017. L’évènement est, comme chaque année, organisé par l’Université Hassan II, la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben M’Sik et l’Institut Français de Casablanca. Le commissaire de cette 23ème édition, Mohamed Thara, enseignant en Esthétique et Théorie des Arts à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux III, chercheur en Arts, photographe et vidéaste lui-même, a répondu aux questions du Site info.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Le siteinfo : Le FIAV de Casablanca est l’un des principaux festivals dédiés à l’art vidéo et à la création numérique, en Afrique mais aussi dans le monde. La diversité de votre parcours artistique et professionnel vous destinait sans doute à présider cette nouvelle édition. Que représente pour vous ce rendez-vous annuel, en tant que vidéaste et en tant que marocain ?

Mohamed Thara : Tout d’abord, je tiens à remercier Le siteinfo pour cet entretien, et par la même occasion, je remercie Majid Seddati, le directeur artistique du festival de m’avoir confié la tâche de présenter cette année une sélection internationale d’artistes vidéastes. Je suis très honoré qu’on ait pensé à moi. Le festival c’est beaucoup d’animation, il représente pour moi un rendez-vous majeur de l’art vidéo en Afrique et dans le monde. La possibilité également pour moi de montrer des œuvres réalisées par des femmes. J’ai invité 15 femmes et seulement 9 hommes, la question de la parité hommes-femmes me tient à cœur, ce n’est malheureusement pas toujours le cas dans les festivals et les biennales d’art contemporain.

Mohamed Thara1

Le siteinfo : La programmation proposée au public casablancais brille, cette année encore, par sa profusion et sa diversité. En dehors des nombreuses projections, le public pourra assister à des performances audiovisuelles, des workshops ainsi qu’à différentes tables rondes, dans des lieux aussi divers que le complexe Moulay Rachid, le centre d’art L’Uzine d’Aïn Sebaâ ou l’Institut Français de Casablanca (IFC). Quels seront, selon vous, les moments forts de ce festival ?

Mohamed Thara : Le FIAV de cette année est un cru étonnant avec une belle programmation et de nombreuses projections. Le coup d’envoi sera donné le 25 avril au complexe Moulay Rachid avec la performance audiovisuelle de deux artistes belges Jonas Luycknx et Ghoutier Keyaerts.

Le 26 avril sera consacré à une programmation présentée par Marc Mercier, le directeur des Instants vidéos de Marseille, à l’Institut français de Casablanca suivie par une conférence La siliconisation du monde d’Eric Sadin qui est écrivain, philosophe et intervenant régulier à Sciences Po Paris. Dans la même soirée, il y aura une performance audiovisuelle de deux artistes allemands Markus Mehr et Stefanie Sixtand.

Le jeudi 27 avril sera dédié à un colloque international qui sera organisé sous le thème Réalité virtuelle et fonction artistique, à la Faculté des lettres et des sciences humaines Ben M’Sik avec la participation d’Eric Sadin, de Richard Martel et d’autres intervenants. Outre ce colloque, il y aura une programmation présentée à l’Uzine, centre d’art, par Gabriel Soucheyre, le directeur du festival Vidéoformes de Clermont-Ferrand.

Le vendredi 28 avril connaîtra la présentation de trois performances multimédia : Pensées numérisées de Pierre Casas, In And Out de Marilou Desbiens et Construction de la destruction de Richard Martel. Dans la même soirée, je présenterai la sélection internationale à l’Institut français de Casablanca.

Le siteinfo : Vous présenterez, en effet, vous-même, le vendredi 28 avril, à partir de 19h à l’IFC, une programmation internationale de vidéos réalisées par des artistes de différentes nationalités. Des problématiques politiques semblent habiter la plupart des œuvres que vous avez choisies : dans Le Mur, Virginie Terrasse abordera la question territoriale au cœur du conflit israélo-palestinien, An Another Day, After Eternity de Martin Beauregard interrogera, à travers des archives audiovisuelles, la mémoire traumatique consécutive aux attentats terroristes perpétrés en 2016. Votre propre travail, dans une vidéo intitulée Aussi longtemps que je peux retenir mon souffle, reviendra sur la tragédie de Lampedusa au cours de laquelle des centaines de réfugiés avaient trouvé la mort lors d’un naufrage. Diriez-vous que l’art vidéo a pour principale vocation d’interroger les archives audiovisuelles et numériques ?

Mohamed Thara : Oui, effectivement, des problématiques politiques et sociales habitent la plupart des œuvres que j’ai choisies, avec des préoccupations très proches. C’est pour moi une façon immédiate de saisir le réel. Par exemple, la vidéo Des Intégrations de Halida Boughriet est hantée par les figures de l’exil et de l’immigration, elle développe un type de narration qui prolonge et renouvelle la pratique du documentaire. Elle évoque la mémoire collective officielle et la mémoire politique qui se figent, à la limite de l’amnésie voire de la négation. Halida affirme d’emblée que regarder est une lutte. Il y a aussi Dalila Dalléas, Fenia Kotsopoulou, Madiha Sebbani, Sarah Trouche, Caroline Corbal et Soukaina Joual, qui sont des performeuses plasticiennes qui s’interrogent sur la condition féminine et dépeignent sous tous les angles les dissonances d’un monde en pleine mutation, tiraillé entre tradition et modernité.

L’œuvre de Martin Beauregard An Another Day, After Eternity, s’articule autour de la mémoire traumatique, elle participe au processus de réinterprétation et de recontextualisation d’archives audiovisuelles d’attentats terroristes, ceux survenus notamment en 2016 à Paris, Bruxelles et Istanbul. La vidéo intègre dans sa réalisation des procédés d’animation, de simulation 3D et de design génératif. Quant à Yassine Balbzioui, dans The fish inside me, il s’attaque à l’immigration clandestine. La vidéo montre un homme qui porte un masque de poisson qui rame tant bien que mal dans sa baignoire d’enfant pour atteindre un rivage impossible. La vidéo dialogue à distance avec ma vidéo sur la tragédie de Lampedusa au cours de laquelle des centaines de réfugiés avaient trouvé la mort.

Dans Le Mur, Virginie Terrasse explore la problématique territoriale au cœur du conflit israélo-palestinien au-delà des clivages religieux et politiques. Par contre, le film L de Jacques Perconte est né de Holy Motors de Léos Carax. Dans un long travelling filmé en plan-séquence et par une série de compressions successives, il nous fait perdre de vue la réalité pour entrer en contact avec sa puissance plastique et chromatique, dans une langue qui n’appartient qu’à lui. Pour revenir à la question initiale, l’art vidéo dans son dispositif filmique n’a pas pour principale vocation d’interroger les archives audiovisuelles et numériques comme dans le cinéma de Haroun Farouki, Claude Lanzmann ou Frédéric Wiseman. Mais c’est une possibilité parmi tant d’autres.

Sarah Trouche 2

Le siteinfo : Sur quels critères avez-vous sélectionné les différents intervenants (artistes et professionnels) de cette 23 ème édition ? Quelle marque souhaiteriez-vous imprimer à ce festival, dans le contexte à la fois culturel et géopolitique qui est le nôtre aujourd’hui ?

Mohamed Thara : Il ne s’agit pas vraiment d’une sélection, ce n’est pas un concours de beauté (rires). Je n’aime pas sélectionner, choisir ou classer des artistes au sein d’un ensemble, parce que cela implique l’acte d’éliminer et de se débarrasser des autres. Chaque artiste a sa place et une place est dévolue à chaque artiste. L’art est subjectif, me direz-vous, oui, mais c’est une « subjectivité contrôlée », pour citer Fernand Léger, l’art s’appuie sur une matière première « objective », c’est le jugement et l’opinion absolus. Mais, dans le cas de la programmation internationale du FIAV de cette année, j’ai invité un ensemble d’artistes avec qui je partage les mêmes interrogations esthétiques et culturelles. Pratiquement tous questionnent le contexte géopolitique actuel et abordent les enjeux majeurs de notre époque. Ils posent des questions centrales : celles de la sécurité, de la liberté des personnes, des droits de l’homme, des flux migratoires, de l’intégration et de l’identité dans un contexte mondial finalement incertain, où les conflits perdurent et les sociétés se figent sur elles-mêmes.

Le siteinfo : Plusieurs jeunes artistes marocains, bien connus du public casablancais, parmi lesquels figurent Simmohammed Fettaka, Soukaïna Joual ou Madiha Sebbani, seront associés à cette manifestation. Quel regard portez-vous sur la création numérique et l’art vidéo dans le Maroc d’aujourd’hui ?

Mohamed Thara : L’art vidéo est encore un art mineur au Maroc, il est mal considéré dans les galeries et les expositions d’art contemporain. Il convient de rappeler que la photographie elle-même a obligé les autres arts visuels à la prendre en considération comme forme rationnelle de représentation, au même titre que la peinture, le dessin ou la sculpture. Par exemple, il n’existe toujours pas à ce jour un musée avec une vidéothèque consacrée à l’art vidéo dans tout le pays, représentant une collection des Nouveaux Médias, comme on en trouve au Centre Pompidou à Paris et au musée Ludwig à Cologne.

Il y a de plus en plus d’artistes vidéastes marocains qui utilisent la création numérique et la vidéo pour réaliser des œuvres d’art et des installations, surtout à partir du début des années 2000. Comme Simmohammed Fettaka, Soukaïna Joual, Madiha Sebbani, Balbzioui Yassine, Mounir Fatmi, Simo Ezoubeiri et plein d’autres ; notamment grâce à l’arrivée sur le marché des caméscopes numériques haute définition avec un prix abordable. La vidéo au Maroc est devenue aussi un medium accessible grâce à la télévision et Internet qui permettent de diffuser des contenus vidéo à l’échelle mondiale. D’ailleurs, la grande liberté conquise par l’artiste marocain à l’égard de la vidéo et de la création numérique affirme son appartenance définitive au monde des arts libéraux, une manière pour lui de vivre avec son époque. Et la seule révolution qu’il puisse aujourd’hui espérer n’est-elle pas sa conquête d’espaces nouveaux ?

Le siteinfo : Beaucoup de cinéastes ou de professionnels considèrent que l’art numérique annonce la disparition programmée du septième art. De moins en moins de salles, à l’image de la salle de projection de l’IFC, sont équipées du matériel permettant de projeter des œuvres en 35 mm. Tout un pan de la cinématographie marocaine est non seulement en passe de disparaître mais de n’être jamais connu par le public. Que répondriez-vous, pour finir, aux détracteurs du numérique et de l’art vidéo qui, à l’image du cinéaste expérimental Peter Kubelka, se battent pour que l’on ne transfère pas tout le cinéma existant sur des supports numériques ? Le tout-numérique ne constitue-t-il pas une attaque en règle contre ce que le réalisateur Alain Resnais appelait « la mémoire de l’humanité » ?

Mohamed Thara : C’est dramatique, quelle perte ! Ça me rend vraiment triste que les spectateurs au Maroc ne puissent plus voir de films en 35 mm, mais c’est pareil partout, en France et même aux Etats-Unis. En l’espace de quelques années, le cinéma a fait sa révolution numérique. On remarque que l’ensemble de la chaîne de production du septième art s’est converti à l’informatique. La vidéo et la télé ont précipité cela et l’usage de la caméra numérique s’est généralisé sur les tournages. La pellicule a désormais été remplacée par des disques durs. Je pense qu’il faut sauver les films sur pellicule face à l’expansion du numérique. Et il ne faut pas oublier non plus que le cinéma est une industrie, la pellicule coûte très cher et incite à faire peu de prises. C’est pour ça que beaucoup de cinéastes préfèrent tourner en numérique, les caméras sont plus légères et permettent de gagner du temps : au cinéma le temps c’est de l’argent.

J’ai eu la chance de travailler avec le numérique et la pellicule, et je peux vous dire que les deux sont incomparables. On ne peut pas comparer des pixels qui sont une simple information visuelle avec la texture et le grain de la pellicule. La pellicule c’est très spirituel, c’est très riche, c’est l’émerveillement. Le numérique est plus immatériel, lisse, froid… la pellicule a du grain, ce sont deux esthétiques différentes.

Au début, la vidéo a intéressé plus les plasticiens, et pour beaucoup ça ne relevait pas du cinéma. Par exemple, aucune caméra numérique au monde n’est capable de reproduire la texture esthétique et technique des images 35 mm d’un film comme Barry Lyndon de Kubrick, ou Les Moissons du ciel de Terrence Malick. Les cinéastes tentent tout le temps de recréer le rendu de ce qu’on obtient sur pellicule et aucun film tourné en numérique, encore aujourd’hui, n’a réussi à restituer une lumière aussi naturelle, c’est tout simplement impossible !

Festival International d’Art Vidéo de Casablanca, du 25 au 29 avril 2017, 23ème édition.

FIAV seělection internationale 2017

 

 


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