Culture

Regards croisés sur la migration

Par Olivier Rachet

L’exposition collective « Partir » présentée par la Galerie L’Atelier 21 à Casablanca  propose une réflexion plastique sur la question de la migration et des migrants. Le regard croisé d’artistes plasticiens, peintres, sculpteurs et photographes nous confronte avec force à une réalité que le discours médiatique maintient toujours à distance.

Tombeau pour les migrants

D’emblée, les deux œuvres accueillant le visiteur exposent le paradoxe d’un monde sensible à des images de détresse mais atteint de frilosité et de panique lorsqu’il s’agit de prendre en charge cette même détresse que les médias arrivent à neutraliser en la surexposant. Le peintre Houssein Miloudi inaugure ainsi l’exposition avec un tableau intitulé « Requiem » où l’on reconnaît le corps du jeune Aylan Kurdi, enfant kurde dont le corps avait été retrouvé mort sur une plage de la côte turque.

La photographie dont s’inspire le peintre aura fait le tour du monde et aura été abondamment commentée. Qu’il se fût agi ou non d’une mise en scène, la réalité de ce corps échoué sonnera comme le naufrage d’une société européenne indifférente au sort des réfugiés, venus pour la plupart de Syrie.

Bouchta-El-HayaniLe corps de l’enfant se détache, dans le tableau de Miloudi, d’un paysage resté dans un brouillard blanchâtre, image d’un aveuglement des pays européens sur leurs propres valeurs. Au centre du tableau, un dessin représentant une boussole que l’on imagine aussi être la Terre voit s’échapper le buste d’un migrant tentant vainement de rejoindre un Nord ayant définitivement perdu ses repères.

Le peintre Yamou propose, de son côté, une sculpture intitulée non sans ironie « Welcome », composée d’une chaise hérissée de clous sur le siège duquel trône une seconde sculpture en bois, sorte d’écheveau ou de chaîne dont les lignes sinueuses tentent de s’agglomérer aux bras du fauteuil.

Beauté à la fois de l’entremêlement des motifs qui pourrait être l’image d’une hospitalité réellement vécue. Froideur quasi tortionnaire de l’ensemble qui nous rappelle l’hostilité de pays dont les frontières demeurent impénétrables.

Les matériaux disent eux-mêmes la difficile rencontre entre un continent industrieux ayant érigé la clôture en mode de gouvernance et toute une partie du monde cadenassée dans un exil à la fois douloureux mais ouvert aussi à toute forme de promesse.

 darsiUn si long voyage

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » écrivait, non sans nostalgie, le poète des Regrets, Joachim du Bellay. Malheureux sont ces migrants ayant fui la dévastation et la guerre. La plupart des artistes de l’exposition mettent ainsi l’accent sur la douleur de l’exil et le chaos de la traversée.

Le tableau impressionnant de Saâd Ben Cheffaj, « Les mains blanches à bord de la barque Athéna »,  renvoie, à travers son titre, à l’espérance de rejoindre un continent qui s’enorgueillit bien souvent d’être la patrie des droits de l’homme et d’avoir substitué une éthique de la responsabilité à une morale de la vengeance.

Mais la barque de fortune qui rappelle les pateras servant à traverser le détroit de Gibraltar semble comme portée par une force centrifuge engloutissant tous les passagers. Barque de l’enfer d’une traversée sans retour se détachant d’un ciel apocalyptique d’où les étoiles se transforment en poussière tombant dans la mer.

De son côté, Mustapha Boujemaoui rend hommage au célèbre tableau du peintre romantique Théodore Géricault, « Le Radeau de la Méduse », en le transposant dans un décor méditerranéen dans lequel un hélicoptère se contente d’observer l’éternel retour du naufrage de ceux qui, hier comme aujourd’hui, demeurent la variable d’ajustement d’une société reniant ses valeurs d’hospitalité et de respect des droits de l’homme, au nom d’impératifs économiques ou financiers qui ne disent pas leur nom.

« Voyage tragique » légende l’artiste pour mettre en parallèle les expéditions des pays colonisateurs d’hier avec les flux migratoires d’aujourd’hui. Il est étonnant, à ce titre, de voir méprisée la notion de réfugié économique au profit de celle de réfugié politique de la part de nations ayant jadis fait main baisse sur les ressources de pays allègrement dépossédés de leurs biens.

A ce titre, l’œuvre photographique d’Hassan Darsi, « Or d’Afrique », nous rappelle à la fois le tragique d’un passé colonial pilleur de richesses et la beauté qui perdure d’un continent dont la part vive se sacrifie souvent devant l’espoir d’un avenir meilleur.

Safaa Erruas
Safaa Erruas

Des holocaustes de nos frères de sang

Comme le montrent les écrits du philosophe italien Giorgio Agamben, l’état d’exception devient dans les pays occidentaux la règle. L’état de sécurité permanent se substitue petit à petit à l’état de droit au nom duquel des générations entières ont pu se battre.

Les œuvres de Mohamed El Baz témoignent de ce virage policier de sociétés s’éloignant chaque jour davantage de l’idéal de justice ayant cimenté le continent européen depuis l’antiquité grecque. La photographie intitulée « Soleil noir » nous donne ainsi à voir le corps agenouillé d’un migrant dont le visage est ravagé par les flammes.

L’utilisation d’une longue focale plonge dans le flou les trois personnages situés à l’arrière-plan, sur une plage de sable fin où l’horreur côtoie la plus grande des indifférences. Les clôtures aussi sont symboliques quand elles ne sont pas invisibles et c’est parce que nous oublions de voir la réalité du monde qui nous entoure que l’engagement des artistes constitue toujours une planche de salut.

Les réfugiés d’aujourd’hui ne sont pas seulement les oubliés de la mondialisation des échanges dont ils ne perçoivent plus le don qui en eux réside, ils constituent en tant qu’apatrides les individus anonymes que l’on sacrifie sur l’autel d’une realpolitik encouragée par les pulsions nationalistes de peuples qui ne veulent ni voir ni entendre la fureur et le bruit de l’Histoire. Bouchta El Hayani rend hommage à ces corps anonymes, pions sur un jeu d’échecs politique se disputant entre un Nord prospère et vieillissant et un Sud, plongé dans les ténèbres de l’Histoire.

Mais c’est l’œuvre exceptionnelle de Safaa Erruas que l’on retiendra pour conclure. Intitulée « Trois jours de vie », composée de papier découpé en forme de papillons épinglés par de fines aiguilles sur la toile et d’images imprimées représentant des regards inquisiteurs, la composition que nous propose l’artiste frappe tout d’abord par l’exceptionnelle beauté plastique qui la caractérise. Les milliers d’yeux qui composent la partie inférieure de la toile  s’apparentent à une forme de ruche noire imprenable, forteresse vide qui serait celle d’un continent européen toujours aux aguets. Frontière invisible et panoptique qui est aussi celle d’un œil médiatique devenu omnipotent, qui érige le migrant ou le réfugié en une icône d’autant plus intouchable qu’elle reste éloignée dans une représentation inoffensive.

La partie supérieure de l’œuvre nous montre, de son côté, une invasion blanche de papillons épinglés ou transpercés par des aiguilles les transformant de facto en objets de contemplation pour collectionneurs blasés. Tragédie de ceux dont l’espérance de vie est aussi éphémère que celle d’un papillon, cette composition magnifique de noir et de blanc esquisse de rares rencontres entre les motifs où les ailes flamboyantes des papillons viennent épouser la courbe de regards dont on aimerait, comme dans le poème d’Eluard, qu’ils fassent le tour de notre cœur.

Exposition collective « Partir », Galerie d’art L’Atelier 21, du 21 juin au 31 juillet 2016, Casablanca.


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