Culture

La guerre des langues au Maroc: une question qui fâche?

Sous la direction de Kenza Sefrioui, les éditions En toutes lettres publient un ouvrage collectif abordant la question du plurilinguisme au Maroc. La guerre des langues aura-t-elle lieu ? Pas si sûr.

Par Olivier Rachet

Dans sa contribution intitulée « Parler deux langues pour taire l’inégalité », l’écrivain et traducteur Omar Saghi rappelle la primauté, au Maroc mais aussi au Maghreb, du plurilinguisme : « Ainsi, écrit-il, le Maghreb fut, depuis l’Antiquité, c’est-à-dire, au regard de l’histoire, depuis toujours, un territoire plurilingue, ouvert à des langues et des influences orientales (le phénicien, puis l’arabe) et européennes (le latin, puis le français et l’espagnol). »

La question d’une guerre des langues – entre l’arabe classique, la darija, l’amazigh ou le français dont l’usage n’est pas évoqué par la Constitution marocaine – mérite-t-elle dès lors d’être posée en ces termes ? Abdellatif Laâbi exprime, d’ailleurs, sa lassitude face à un débat qu’il juge interminable : « Heureux les écrivains de par le monde qui, s’exprimant dans leur langue natale, sont à l’abri de pareils tourments et ne sont interrogés que sur la singularité de leur écriture et de leur imaginaire ! »

Un état des lieux

La guerre des langues n’aura donc sans doute plus lieu, puisque la plupart des contributeurs semble s’entendre sur une situation indéniable de plurilinguisme. Mais la façon d’interpréter ce constat de départ varie pourtant. Certains y voient, à l’image du poète Jalal El Hakmaoui, la persistance d’une domination écrasante du français, langue du colonisateur, sur la langue arabe. On ne sortira, selon lui, de cette logique impériale, qu’en « [décolonisant] les esprits » par une pratique beaucoup plus large encore de la traduction. Pour Omar Saghi, la diversité linguistique s’explique beaucoup plus par des clivages d’ordre sociologique : « Ce n’est pas tant d’ailleurs de bilinguisme qu’il faudrait parler que d’apartheid linguistique, construit par un ensemble d’institutions et d’usages, pour se superposer au mieux à la réalité sociale du pays. »

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Abdellatif Laâbi prône, de son côté, une approche plus pacifique du phénomène, relevant davantage du plébiscite, d’une volonté de faire vivre ensemble différentes langues, mais aussi différents usages du langage. Les clivages linguistiques semblent ainsi se calquer sur des façons antagonistes de concevoir la nation : sur le mode de l’adhésion libre et volontaire à un projet de société multiculturel ou sur celui d’une affirmation exclusive d’une langue sur une autre, d’une culture sur une autre. « L’appartenance à l’aire francophone, écrit Laâbi, est un acte d’adhésion libre par lequel des partenaires égaux en droits se retrouvent pour faire fructifier un bien civilisationnel commun. » Parole de poète que ne renierait pas Driss Ksikes dont la contribution intitulée « Ma langue est la littérature » fait ici office de manifeste.

Une coexistence pacifique
Aussi, les langues parlées et/ou enseignées au Maroc coexisteraient sans qu’il n’y ait de tension entre elles. Le professeur de linguistique Abdelmajid Jahfa, rejette cette idée d’une tension entre l’arabe et le français. « Il n’y a pas une langue, écrit-il, qui ne soit en contact avec une autre. Ce contact, qui prend plusieurs formes, dont celle de la traduction, transforme la langue et la rend capable de s’adapter aux diverses situations de communication. »

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Malgré tout, la tension peut traverser les individus singuliers, sans pour autant déchirer le tissu social. La contribution du romancier et cinéaste Abdellah Taïa intitulée « Aimer et tuer : pourquoi j’écris en français ? » est sans nul doute la plus bouleversante de toutes. L’écrivain ausculte, à 44 ans, le parcours qui a été le sien. Semé d’embûches, mais surtout traversé par une volonté sans faille de faire triompher cette langue autre, ce « butin de guerre » dont parlait Kateb Yacine, à propos du français. « Est-ce que j’aime vraiment cette langue ? » s’interroge Taïa qui se demande s’il ne serait pas temps pour lui de retrouver la langue arabe, pour « poursuivre cette opération de mise à nu dans la peau d’origine ? »

Un plaidoyer pour la traduction

Kenza Sefrioui y insiste, dès l’introduction d’un ouvrage décidément passionnant, seul un processus de traduction sera à même de « tisser des liens entre les langues du Maroc et avec le monde. »  L’idée germe d’ailleurs, sous la plume du psychanalyste Ahmed Farid Merini, de renouer avec l’esprit du califat abbasside d’Al-Ma’Mun au IXe siècle, au cours duquel furent créées, à Bagdad, des « Bayt al-Hikma » ou Maisons de la sagesse, dédiées à la traduction, ce qui permit « la rencontre de la pensée grecque avec l’univers de l’islam. »

Certes, il est permis de rêver que la capitale irakienne redevienne ce centre cosmopolite qu’elle a été à l’époque médiévale ; mais il est aussi permis de croire, avec les 16 contributeurs de l’ouvrage, à un « avenir pluriversel », pour reprendre les mots de l’éditrice qui précise que « tous aspirent à ce que les langues du Maroc coexistent dans l’équilibre, le français libéré d’une francophonie hégémonique, l’arabe libéré de ses fièvres réactionnaires, la darija et les langues amazighes délivrées du mépris et du régionalisme. » Let’s have a dream !

Maroc : la guerre des langues ? aux éditions En toutes lettres, Collection « Les questions qui fâchent».


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