Maroc–UE : contre vents et marées

À l’heure où le Maroc et l’Union européenne (UE) célèbrent un quart de siècle d’une association qui a profondément transformé leur voisinage commun, Rabat entend consolider ses acquis tout en redéfinissant ses lignes rouges. Échanges commerciaux record, soutien croissant au plan d’autonomie pour le Sahara, diversification et ambitions atlantiques…, le Royaume revendique plus que jamais son rôle de pont stratégique entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, en misant sur sa souveraineté et une coopération mutuellement bénéfique.
En 2025, le Maroc et l’Union européenne célèbrent le quart de siècle d’un accord d’association qui, au fil des ans, a fait du Royaume l’un des partenaires les plus stratégiques de Bruxelles au sud de la Méditerranée. Dans un contexte mondial marqué par l’incertitude géopolitique, le changement climatique et les mutations économiques post-Covid, ce partenariat n’a jamais été aussi dense, mais aussi soumis à des ajustements délicats où intérêts commerciaux, souveraineté nationale et enjeux géopolitiques s’entremêlent.
Les chiffres confirment d’abord la robustesse de la relation. Plus de 60 milliards d’euros d’échanges bilatéraux en 2024, soit une progression de 7% sur un an et de plus de 53% comparé aux niveaux d’avant la pandémie. L’UE reste le principal partenaire économique du Maroc, captant près des deux tiers de ses exportations et fournissant près de la moitié de ses importations. Mieux encore, plus de la moitié des investissements directs étrangers (IDE) reçus par le Royaume proviennent de l’Europe, ce qui conforte son rôle de hub industriel et logistique entre le Vieux Continent et l’Afrique. Les secteurs stratégiques de l’agriculture et de la pêche illustrent cette interdépendance.
Les échanges agricoles ont atteint un record de 7 milliards d’euros en 2024, avec un solde commercial toujours légèrement excédentaire pour l’Europe (200 millions d’euros). Les exportations marocaines de produits agricoles vers l’Europe ont plus que triplé depuis l’accord agricole de 2012, tirées par la performance de filières comme la tomate (29% des exportations agricoles vers l’UE en 2024) ou les légumes frais, dont le Maroc est devenu le premier fournisseur de l’Union.
Dans l’autre sens, le blé européen reste crucial pour le Royaume : en 2024, le Maroc en a importé 3,7 millions de tonnes de l’UE, couvrant 60% de ses besoins, même si une bonne campagne céréalière réduit, de manière épisodique, cette dépendance.
Accords commerciaux sous tension, un partenariat préservé
Si l’économie reste le moteur du partenariat, le juridique et le politique y introduisent régulièrement des grains de sable. L’annulation par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) des accords de pêche et agricoles, jugés non conformes au droit européen à cause de la question du Sahara, en est la dernière illustration. Officiellement, ces arrêts invoquent le principe d’autodétermination. Mais, vu d’ici, ils traduisent avant tout une instrumentalisation politique d’un différend territorial résolu pour l’essentiel sur le terrain diplomatique.
La réaction marocaine a été sans ambiguïté : le Royaume ne se considère «nullement concerné» par ces décisions. L’accord de pêche, obsolète et peu avantageux pour Rabat (208 millions d’euros pour quatre ans, quand la seule filière halieutique pèse plus de 2,5 milliards de dollars d’exportations annuelles), n’est plus jugé stratégique par le Maroc, qui préfère valoriser ses ressources pour renforcer sa sécurité alimentaire et développer des accords plus équilibrés avec de nouveaux clients (Russie, Japon, Grande-Bretagne post-Brexit, voire marchés nord-américains et asiatiques). Quant à l’accord agricole, son prolongement pour un an tout en réclamant un étiquetage spécifique pour les produits du Sahara ne changera rien. Rabat reste ferme sur son intégrité territoriale. Et aucune marchandise ne portera une étiquette autre que «Maroc», au risque pour Bruxelles de s’exposer à une renégociation plus dure.
Sur le fond, ces tensions juridiques contrastent avec l’évolution géopolitique de fond : le plan d’autonomie marocain pour le Sahara bénéficie désormais d’un soutien inédit. 24 États membres de l’UE l’ont officiellement adopté comme seule base «sérieuse, crédible et réaliste» pour parvenir à une solution politique juste et durable. Le dernier pays européen en date a été le Portugal. Mardi 22 juillet dernier, Lisbonne joignait sa voix à l’écrasante majorité des pays du monde, en soutien au Maroc.
Ce basculement diplomatique fait écho aux positions claires de trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – mais aussi à celle de l’Espagne, puissance coloniale historique, qui a franchi un seuil décisif en soutenant ouvertement le plan marocain. Un geste fort, qui a ouvert une nouvelle ère dans les relations Rabat-Madrid, devenant l’exemple d’un partenariat régional refondé.
Au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et de l’Atlantique
Ce soutien politique nourrit une diplomatie marocaine qui entend capitaliser sur sa position de carrefour stratégique. La récente réception à Rabat du représentant spécial de l’UE pour le Sahel, après l’audience accordée par le Roi Mohammed VI aux ministres du Burkina Faso et du Mali, rappelle que Rabat est désormais perçue comme un pivot incontournable pour stabiliser une région sahélienne fragilisée par les putschs militaires et la fragmentation des États. L’initiative atlantique du Roi, visant à offrir un accès direct à l’océan aux pays du Sahel via le port de Dakhla, incarne cette vision.
Ce rôle de «pont atlantique» séduit les Européens, conscients que la sécurisation des corridors énergétiques, notamment avec le projet de gazoduc Nigeria-Maroc-Europe, passe par la stabilité du Maghreb et du Sahel, un défi où la diplomatie marocaine a pris de l’avance, face à un voisinage régional marqué par l’isolement et l’instabilité. La profondeur du partenariat avec l’Europe est également renforcée par la relance des relations bilatérales, notamment avec la France. La visite d’État d’Emmanuel Macron, fin 2024, a permis la signature de 21 accords stratégiques, couvrant le dessalement de l’eau de mer, l’hydrogène vert, l’innovation numérique, l’enseignement supérieur et la gestion durable de l’eau.
À travers ces engagements, Rabat entend maintenir l’UE comme premier partenaire technologique, tout en ouvrant la porte à une coopération modernisée, tournée vers les grandes transitions énergétiques et climatiques. L’Espagne, de son côté, est devenue le premier partenaire bilatéral du Royaume. Près de 1.000 entreprises espagnoles opèrent au Maroc, générant 20.000 emplois et 2 milliards d’euros d’investissements. Les échanges commerciaux bilatéraux ont atteint près de 24 milliards d’euros, dépassant les flux que l’Espagne entretient avec le Royaume-Uni ou les États-Unis.
Cette dynamique est soutenue par une connectivité sans précédent (260 vols hebdomadaires, 60 liaisons maritimes par jour, ouverture d’une ligne Madrid-Dakhla) et un dialogue diplomatique constant. Si le socle euro-marocain reste solide, Rabat veut éviter toute dépendance structurelle. La diversification des débouchés commerciaux et des partenariats stratégiques est devenue une ligne de force. Les marchés britanniques, nord-américains, asiatiques et du Golfe sont aujourd’hui ciblés, avec une même exigence : défendre les intérêts nationaux tout en construisant des alliances basées sur le principe «gagnant-gagnant».
Ilyas Bellarbi / Les Inspirations ÉCO